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Les métamorphoses de Heidegger 

lundi 1er mars 2004, par Laurent Margantin

« Le change Heidegger est un appareil qui accomplit des changements (Wandel), des transformations (Wandlungen), des métamorphoses (Verwandlungen). Il opère dans la pensée à la manière d’un « convertisseur »… ». Ainsi débute le livre de Catherine Malabou, ouvrant un espace de prospection et d’interrogation au sein duquel on peut commencer à discuter de la nature véritablement inaugurale de la philosophie de Heidegger.

Car comment qualifier celle-ci ? Pensée de la fin de la métaphysique, poussant plus loin le travail de démolition de Nietzsche mais sans déboucher sur un commencement réel qui ne serait pas redoublement du geste initial de la philosophie, ou bien véritable effort, par une série de transformations en profondeur, pour aller au-delà ? Catherine Malabou affirme en premier lieu l’existence d’une triade W, W, V (pour les termes allemands cités plus haut Wandel, Wandlung, Verwandlung) qui, omniprésente dans l’œuvre de Heidegger, ne serait toutefois pas analysée en tant que telle par le philosophe lui-même, alors que ces notions apparaissent souvent dans un même paragraphe. Comment fonctionne effectivement cette triade conceptuelle ? Malabou étudie ces notions dans l’ensemble de l’œuvre où il est soit question de la métamorphose de l’homme en son Dasein, soit de la destruction de la métaphysique et de ce qui advient alors de la philosophie, de la mutation du rapport à l’être, de la transformation de la parole ou encore de la métamorphose des dieux, tous thèmes et axes de la pensée heideggeriennes qui sont bien sûr connus mais qui méritent, selon l’auteur, d’être repris et " relancés " à partir de la notion de change, les philosophes n’ayant fait jusqu’à présent " que tenir Heidegger dans un dispositif immobile en cherchant avant tout à l’identifier ".
L’expression " change Heidegger " est explicitée comme suit : il peut s’agir tout d’abord du change de Heidegger, soit la conception heideggerienne du change, ou bien comme une " marque d’appellation " (comme on parle de la " défense Fischer " aux échecs) , enfin comme une " manière d’appareil à changer Heidegger ". On voit donc que l’analyse de la conception du changement chez le philosophe peut aussi bien s’appliquer au sujet qui opère, et que finalement la visée du livre déborde la simple étude de toutes les métamorphoses qui se produisent dans une pensée, ou de toutes les transformations de la philosophie que celle-ci génère : il s’agit aussi de savoir dans quelle mesure Heidegger se trouve lui-même changé, malgré lui peut-être.
C’est à partir de l’idée de mutabilité originaire de l’être, d’un change ontologique toujours antérieur que sont réinvestis les concepts centraux de la philosophie heideggerienne, comme celui de Gestell (" Nous nous risquons à employer ce mot dans un sens qui jusqu’ici était parfaitement insolite ", peut-on lire dans " La question de la technique "), qualifié ici de " tête de Janus " parce qu’en tant qu’"arraisonnement" il constitue une station intermédiaire " entre les figures épochales de l’être et la métamorphose de l’être dans l’avènement". La notion de change permet aussi de revenir à nombre de " nœuds " dans la pensée de l’auteur de Sein und Zeit, notamment dans son lien fort avec Nietzsche (" premier penseur de la transformabilité ontologique"). Le chapitre " Esquisse d’une cinéplastique de l’être " est particulièrement riche, surtout lorsqu’il est question de la métamorphose comme " complicité avec la nature, avec le tempo de la croissance des vivants ". Parti de l’origine grecque et du " changement d’essence de la vérité " analysée dans La Doctrine de Platon sur la vérité, le livre nous entraîne dans une errance (Wanderung) qui nous fait traverser l’œuvre à rebours, jusqu’à Être et Temps paru en 1927 où il est question du trajet de la " modification " (terme préféré à l’époque - en allemand Modifikation - aux vocables plus forts Wandel, Wandlung, Verwandlung), modification du Dasein mise en rapport avec la métamorphose de Kafka, Dasein et insecte qui semblent pris dans un espace clos, celui de la temporalité de l’ennui et d’un " monde-chambre ".

Mais s’il est question de l’auteur de La métamorphose ici, c’est comme d’un point aveugle. Il est en effet intéressant de constater que des liens plus obscurs existent avec des auteurs qui ne sont quasiment jamais cités par Heidegger, parfois par ignorance : Malabou remarque justement qu’il n’analyse jamais les passages d’Ainsi parlait Zarathoustra consacrés explicitement à la métamorphose, et qu’il ne mentionne jamais La métamorphose des plantes de Goethe. Il nous semble même que le silence de Heidegger sur certains auteurs de la métamorphose est délibéré. Qu’il ne cite pas des œuvres littéraires comme celles d’Ovide, soit, mais qu’il ignore des penseurs marquants de la métamorphose originelle qui l’ont précédé dans sa propre langue est au premier abord surprenant. Ainsi de Fichte, dont la conception décapante de la substance comme fiction aurait dû retenir son attention, et du premier romantisme allemand qui, " avec " Goethe, a déployé une " théorie des formes " : " La forme est mouvante, en devenir, passagère… La théorie de la métamorphose est la clé de tous les signes de la nature ". Et Friedrich Schlegel, sur la mythologie comme " œuvre d’art de la nature : dans sa trame prend forme effective ce qu’il y a de plus haut ; tout y rapport et métamorphose, conformation et transformation ". Philosophe de la transformation ontologique, Heidegger ne se reconnaît aucun ancêtre, ce qui ressort assez clairement des analyses présentes sur son rapport à l’œuvre de Nietzsche.

Mais curieusement, malgré toutes ces coïncidences, ces échos troublants, on ne pourrait associer directement la pensée de Heidegger avec ces théories de la métamorphose, comme si un gouffre existait entre la critique radicale de l’essence chez les romantiques et la démarche du penseur de Fribourg. Malgré l’intention peut-être inconsciente de réintégrer ce dernier dans une histoire (et même de le romantiser malgré lui, puisqu’il est question ici et là de " potentialisation"), quelque chose nous en empêche, comme si, malgré tout l’appareil conceptuel évidemment au service d’une métamorphose radicale de la philosophie, une sorte de pesanteur elle aussi radicale empêchait la forme à franchir la ligne, pour reprendre une expression de Malabou. L’erreur politique du philosophe aurait été de vouloir former une essence, et de voir dans le nazisme une incarnation du changement appelé de ses vœux. Aveuglé, Heidegger n’aurait pas poussé assez loin la transformabilité ontologique. Lacoue-Labarthe parle au contraire d’une " onto-mythologie de Heidegger ", conception que la notion de change ontologique permettrait de dépasser. Reste à savoir si c’est obligatoirement avec le penseur, et si les autres pistes signalées dans les pages en question ne sont pas plus stimulantes…

Nous nous interrogions sur un certain hiatus entre l’affirmation des notions de métamorphose et de transformation chez Heidegger et le fait que celui-ci, alors qu’il aime à progresser dans le recours à la citation, ne s’appuie jamais sur le romantisme allemand. Hölderlin est la référence, jamais Novalis (formé pourtant lui aussi à l’école de Kant et de Fichte), sauf lorsqu’il est question de la philosophie comme Heimweh, mal du pays, ce qui est loin de caractériser la pensée romantique. Il faudrait par conséquent se questionner sur le fait que le penseur de Todtnauberg désire visiblement ignorer les métamorphoses du romantisme, intense rencontre et mélange des disciplines les plus diverses, de la philosophie aux sciences - et c’est peut-être là le nœud du problème, avec la politique sous-jacente. C’est bien le pays natal, la source et l’Allemagne que cherche Heidegger lorsqu’il lit Hölderlin, et ici pas de change et de métamorphose, mais plutôt une figuration du poète-philosophe en " berger de l’être " (il faut relire à ce sujet les analyses de Derrida dans Marges de la philosophie au sujet de la conception heideggerienne de l’essence de l’homme réévaluée dans sa proximité de l’être, avec au fond une vision sans doute plus statique et conservatrice que réellement novatrice de l’homme).

Catherine Malabou conclut son livre vif et stimulant en laissant habilement le passage ouvert : à chacun de mesurer si, lisant Heidegger, il le reconnaîtra à la hauteur des enjeux de sa pensée ; quelques-uns continueront sur sa lancée, d’autres se demanderont si son propre trajet de métamorphose pourra les amener à déployer avec lui ce qui est appelé ici " force migratoire et métamorphique ".

P.-S.

Le Change Heidegger, de Catherine Malabou, est paru aux éditions Léo Scheer.

Article publié dans la Quinzaine littéraire, 1er mars 2004.

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