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A propos du Mal de Montano de Enrique Vila-Matas 

jeudi 4 décembre 2003, par Jean-Patrice Dupin

Il est des livres qui sont aussi leur propre commentaire, ce qui rend difficile d’en rajouter, et Le Mal de Montano de l’écrivain catalan Enrique Vila-Matas est de ces livres-là. Plus encore, on y trouve réunis, selon les dires mêmes du narrateur - dont, soit dit en passant, on ne sait jamais vraiment jusqu’à quel point on peut le confondre avec l’auteur en personne -"essai, souvenirs personnels, journal, récit de voyage et fiction". Vaste programme, donc, décliné en cinq parties distinctes mais inextricablement liées, que ce soit pour s’enrichir l’une l’autre, apporter de précisions ou des éclairages différents sur les éléments communs qui les composent, voire se contredire purement et simplement.

Disons d’emblée que Le Mal de Montano est sans doute le livre le plus "caractéristique" de l’œuvre de Vila-Matas. On y trouve tout ce qui apparaît dans ses précédents ouvrages : références multiples et souvent allusives, voire parfois totalement inventées, aux nombreux auteurs qu’il admire (et même fréquentes autoréférences, plus ou moins dissimulées suivant les cas), mélange pratiquement indémêlable entre réalité et fiction, dialogues apparemment incongrus et cependant judicieux, humour décalé, nostalgie, errances de toutes sortes (et notamment, mais pas seulement) géographiques, trompe-l’œil et faux-semblants.

Le fils du narrateur, Montano, est atteint d’une "maladie" littéraire qui l’empêche de continuer à écrire, qui le transforme en "agraphe tragique", et ceci après avoir publié un roman intitulé Plus jamais rien, consacré justement aux écrivains qui un jour, pour une raison ou pour une autre (ou pour aucune en particulier), renoncent à l’écriture. Désespéré par ce fait, le narrateur donne un nom à cette paralysie : "le mal de Montano". Lui-même, qui se présente comme un célèbre critique littéraire, se sent atteint du même mal ; il est "malade de littérature", "saturé de livres et de citations", ne pense et ne s’exprime pratiquement que par des mots tirés d’autres livres et d’autres auteurs, mêlant sans discernement l’infirmité littéraire et la mort, jusqu’à ce qu’un des personnages les plus importants du livre, Tongoy, un sosie de Dracula, lui conseille de synthétiser ces deux questions en une seule : celle de la mort de la littérature - ce qui deviendra "le mal de Montano de la littérature".

S’ensuit donc une réflexion générale sur la mort possible de la littérature, et sur les moyens d’éviter une telle catastrophe, en l’occurrence en essayant de s’incarner en elle, d’en être la mémoire vivante, de la porter envers et contre tout, de ne raisonner ou de ne sentir que par elle et pour elle, notamment pour contrecarrer les plans de ceux qui visent à sa destruction : les commerciaux, les gestionnaires, les directeurs de marketing et autres.

On pourrait penser que l’idée essentielle de Vila-Matas, à travers ce livre, est celle-là ; tel est ce qui paraît le plus évident à première vue. Mais ce serait mal connaître l’auteur, qui ne saurait s’arrêter à une idée à ce point rebattue depuis des années. Le propos de l’écrivain barcelonais, son "second" propos, et sans aucun doute le plus pertinent des deux, est sans aucun doute celui concernant "le journal personnel comme forme narrative".

Qu’on ne s’étonne pas de voir apparaître ici ce thème, jusqu’à présent guère abordé dans ces lignes. Toute l’histoire de Montano, ainsi que le thème de la mort de la littérature, ont été, dans la première partie du livre, abordés sous la forme d’un journal personnel, et la seconde partie s’ouvre sur la confession de cet artifice. Montano n’a jamais existé, non plus que la plupart des péripéties relatées plus haut : ce n’était qu’un journal fictif, et place à la véracité. "A l’instar d’autres diaristes, je n’écris pas pour savoir qui je suis, mais en quoi je suis en train de me transformer". Suit une longue seconde partie consacrée aux journaux d’écrivains, depuis Amiel jusqu’à Valéry, en passant bien sûr par Kafka (l’un des auteurs fétiches de Vila-Matas, il suffit de lire Enfants sans enfants pour s’en rendre compte), mais aussi par Gombrowicz, Michaux, et beaucoup d’autres encore. L’auteur y mêle observations et commentaires sur les œuvres en question, ainsi que des réflexions, voire des confessions autobiographiques, dont il est impossible de savoir, comme toujours chez Vila-Matas, à quel point elles sont véridiques ou non. C’est de cette façon, en parlant du journal personnel à l’intérieur même d’un journal personnel, que le livre devient son propre commentaire, pour ne pas dire son propre sujet, et peut s’autoriser à jongler avec la réalité et la fiction sans jamais donner au lecteur de vraies clefs pour démêler le vrai du faux (seulement quelques indices parmi lesquels il faut se dépêtrer : ainsi, par exemple, le livre qu’il a attribué à son fils imaginaire sous le titre de Plus jamais rien existe effectivement, publié sous le nom d’Enrique Vila-Matas en 2002, et intitulé Bartleby et Compagnie).

"Le Journal personnel comme forme narrative", tel est donc le thème majeur d’un livre à la construction délibérément complexe (qu’il suffise de lire, selon les propos de l’auteur, "le monde ne peut plus être recréé comme dans les romans de jadis, c’est-à-dire à partir de la perspective unique de l’écrivain. [Nous] pensons que le monde s’est désintégré et que ce n’est que si quelqu’un prend le risque de le montrer dans sa dissolution qu’il est possible de donner de lui une image vraisemblable"), mais qui se lit sans difficulté, tant il est vrai qu’à chaque fois (elles sont fréquentes) qu’Enrique Vila-Matas fait appel à l’un de ses auteurs fétiches, il ne manque jamais d’en indiquer les éléments essentiels pour ce qui constitue son propos, qu’ils soient biographiques ou littéraires, vrais ou faux. A défaut de vraie autobiographie, on se rabattrait bien sur une vraie fiction, mais impossible : les pistes sont systématiquement brouillées, et ne reste pour seule certitude que celle d’avoir appréhendé des questions importantes sur la condition de l’écrivain et le fait même d’écrire, sur l’essence de la littérature et les enjeux qui la sous-tendent, depuis le journal personnel que peut tenir tout un chacun jusqu’à la pure fiction. "Quiconque écrit en ayant le sens du risque marche sur un fil, et non seulement il marche sur un fil, mais en plus il doit se tisser un fil personnel sous ses pieds", remarque fort justement Vila-Matas, qui ne manque pas d’ajouter cette remarque adressée à tous ceux qui ont consacré leur vie à la littérature, à savoir qu’ils finissent "si vieux et si dangereux, [...], monstres éveillés, même si presque tous sont catarrheux, presque tous voûtés, presque tous toxicomanes, presque tous célibataires, presque tous sans enfants, presque tous dans des sanatoriums bizarres, presque tous aveugles, presque tous imitateurs et farceurs ; tous, absolument tous, trompés".

P.-S.

Enrique Vila-Matas : Le Mal de Montano, trad. de l’espagnol par André Gabastou, éd. Christian Bourgois.

Enrique Vila-Matas a reçu pour cet ouvrage le prix Médicis étranger.

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