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Autour de Persévérance de Serge Daney 

A Ronda, rendu au monde qui va

dimanche 2 février 2003, par Chloé Hunzinger

En 1992, Serge Daney réalisa, en compagnie de Serge Toubiana, un dernier tour d’horizon cherchant à " faire à deux ce drôle de projet (une ciné-biographie) " (1). Persévérance, titre par lui choisi, n’est pas entièrement revu et corrigé, lorsqu’il disparaît quelques mois plus tard. Mais l’ami décide de le publier - malgré tout.

"Toute oeuvre comporte une pluralité de trajets, qui ne sont lisibles et ne coexistent que sur une carte, et changent de sens suivant ceux qui sont retenus" (2)

On ouvre ce livre, et on entend cette voix décalée, ses ultimes confidences. On découvre un regard étonnant qui n’a pas d’inquiétude sur l’existence du monde ; un certain état d’esprit, où la résistance est une trajectoire mentale. Immédiatement, on se dit : voilà un véritable compagnon de voyage, à la conversation intime, souterraine, secrète.

L’homme se cherche et avance sur des chemins de traverse, à l’écoute de ce qui se manifeste imperceptiblement. Il se penche sur le monde, le voit tout simplement - et c’est déjà beaucoup -, témoigne de son existence. (Il dit d’ailleurs : passer sans voir est un désaveu de soi-même (p. 124)). Bien des choses, des pans de vérités sont dévoilés dans ce récit de vie - par petits bouts, par petites touches. Il y a là, si l’on emprunte une formule aux philosophes, " des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite... " (3). Lecture vivifiante.

" Rien ne me touche plus que l’obstination toujours défaite, découragée, déroulée, avec laquelle, quand même chacun essaie de toucher un peu de bonheur sur terre ", confie Serge Daney (p. 68). Et encore : " La seule chose qui m’intéresse c’est de comprendre comment l’autre se dépatouille, de connaître ses paramètres, ce avec quoi il se bagarre, sur quoi il bute, et qu’est-ce que ça produit " (p. 153). Au cours de ces pages, c’est lui-même qui arpente - avec persévérance - des contrées ardues, réelles ou imaginaires, entre deux mondes.

Où trouve-t-il sa force ? Daney a le sentiment essentiel que : " Chaque expérience appartient dans l’absolu à celui qui l’a vécue. Personne ne la lui enlèvera, que cette expérience soit nulle ou passionnante... " (p. 152). Cela l’a protégé, toute sa vie.

Serge Daney est de la famille des passeurs, ni sur la berge des consommateurs, ni sur celle des artistes... "J’ai cru à mon destin, à une sorte d’étoile pâle, mais je n’ai pas cru en moi. Passeur, je suis resté au milieu du gué, en attendant que d’une rive ou de l’autre quelqu’un m’appelle ou me tende la main, et comme ça n’arrivait jamais, je me suis mis à donner de la voix et à passer de petits messages...pour donner des nouvelles d’une rive à l’autre sans appartenir moi-même à aucune des rives... A la façon d’un épouvantail assez digne ou d’une statue d’art moderne " (p. 64).

Passeur, certes. Mais aussi voyageur.

Il semble d’ailleurs, au fil de l’entretien, répondre à la question posée par Jacques Meunier (4) : " Pourquoi voyage-t-on ? Est-ce pour réguler sa température interne, comme les cigognes et les chauves-souris ? Est-ce pour vérifier ses rêves et ses théories, comme le poète ou le philosophe ? Ou est-ce pour disparaître un moment afin de se faire aimer, comme l’enfant fugueur ? "

Apparaît, en effet, en pointillés, dans Persévérance, une esthétique du voyage.

Il y aurait beaucoup à dire, sur les fils reliant voyage et cinéma. (Le pouvoir de clandestinité, l’approche des limbes, la faculté de surimpression...) Mais l’écheveau est plutôt emmêlé. G. Deleuze le sait bien, qui a lancé quelques remarques pertinentes au critique dans une Lettre à Serge Daney (10) et souligné certains paradoxes : " D’une part, vous constatez que le monde fait son cinéma (...) D’autre part, vous constatez que le cinéma reste tout entier à faire, et que c’est lui le voyage absolu... Au croisement des deux voies, une convulsion, une cyclothymie qui est la vôtre, un vertige, un Maniérisme comme essence de l’art, mais aussi comme terrain d’un combat ", concluant sur ces mots : " ...C’est dire que vos voyages auront été ambigus."

Penchons nous donc - simplement - sur ces réflexions d’un voyageur un peu particulier. Et goûtons à son ton, concis et maîtrisé ; à sa voix lucide et drôle.

D’où tient-il ce goût précoce pour le départ ? Sans doute d’un père absent qui " est allé dans tous les pays du monde et qui parlait toutes les langues " (p. 53), selon l’une des cinquante phrases de la saga officielle maternelle. Jamais le fils ne fit d’enquête ou de recherche personnelle sur ce père fantôme. En revanche, un jour, à son tour, il partit : " Je ne cessais de partir, sur la carte ou sur le territoire, dans les films ou dans la vie, comme si je poursuivais une mission sans fin : partir... et revenir comme si de rien n’était... Mes voyages vus sous cet angle, sont l’histoire de mon éternel retour... et moi je m’entends dire, comme si je l’avais dite, la petite phrase qui sous-tend tout ce rituel : non, je ne l’ai pas vu. " (p. 55). Une façon comme une autre de prendre une ligne de fuite, pour aller plus loin, pour vivre à sa façon cette rencontre avec le père.

Le voyage, c’est - pour Serge Daney - tout à la fois une expérience de dépossession et une forme d’enregistrement d’images mentales. Mais cela lui permet - avant tout - de vivre des joies simples, de se fabriquer des bonheurs clandestins, et les partageant, d’appartenir à l’espèce humaine. Quels sont ces moments si réjouissants ? " Prendre un train au hasard et vérifier qu’il part bien à l’heure...Rester le même dans un paysage qui ne reste pas, accompagner des bribes d’événements, de durées, de suivis, de corps heureusement réduits à leur sexe. Voilà. " (p. 67)

On trouve, par ici et par là, de délicieuses élucubrations sur les rituels ludiques du voyageur Daney. Il confie par exemple : " Les cinéphiles ont tous ce vice qui leur reste : celui des listes " (p. 71). Et l’on pense alors immédiatement aux anecdotes insolites de Jacques Meunier le hamster (6), avouant ses petites faiblesses cachées : partout où il se rend, il vole les annuaires téléphoniques : " c’est plus fort que moi, ces listes de noms bizarres me fascinent. "

Plusieurs autres objets sacrés inspirent et accompagnent leurs déplacements. Pour Jacques Meunier, ce sera plutôt la pipe et le carnet de note format poche de poitrine. Pour Serge Daney, la carte de géographie (le monde mis à plat), la carte postale, le sac de voyage ; ce qui, bien souvent, " vient avant le territoire " - en premier.

" Les cartes de géographie, ça n’a jamais cessé. Il y en a une chez moi, la seule image collée au mur, c’est elle, celle de l’IGN. Je ne suis pas du tout un découvreur, un explorateur : je ne serais jamais allé dans un pays s’il n’avait figuré sur une carte de géographie... " (p. 70). Le voyageur, ainsi, part vérifier. Vérifier quoi ? " l’immatérialité de la frontière et l’arbitraire du signe et on va jouir infiniment de ce moment de coalescence que l’on approche en avion quand la carte est le territoire et que les deux, en plus, ont, comme moi, un nom ! "

Parce que " La chose que l’on voit, c’est le nom. Il faut vérifier que quelque chose répond à ce nom, répond présent " (p. 71).

La carte postale, " la seule image possible après la carte de géographie ", a son rôle aussi - que Serge Daney évoque avec humour : " J’ai fini par comprendre que je ne faisais que m’en envoyer à moi-même, à travers ma mère qui... a fini par devenir la poste restante du cinéma pas mal autiste que je me faisais avec ces bouts de carton, ces timbres bariolés et cette adresse maternelle qui n’a jamais changé en trente ans. Un jour, ... j’ai compris que le seul fil dont je disposais pour établir, année après année, ma chronologie, c’était les quelque quinze cents cartes postales que j’avais envoyées à ma mère... C’est dire " (p. 72). Mais il y a autre chose. Il s’agit là encore, tout simplement, d’un jeu de gamin, consistant à envoyer des messages codés et à " signifier à l’autre qu’on aimerait bien qu’il entre dans telle ou telle complicité. Ca c’est l’aspect pervers de la carte postale : il faut qu’elle puisse être lue par le facteur et par son destinataire et qu’ils y comprennent des choses différentes. " Les images du réel deviennent ainsi le lieu d’une communication privée... "Tour de passe-passe qui m’a toujours enchanté " (pp. 74-75).

Enfin, il y a le fameux, l’incontournable sac ! Et l’extraordinaire défi qu’il représente ! (pp. 117-118). " La préparation du sac est essentielle, c’est la névrose du voyageur : partir avec le moins de choses possible. C’est le fantasme du voyageur sans bagages, autosuffisant dans sa dépossession. " Et bien sûr, le sac est à l’origine de multiples rêveries, comme celle d’être réduit à son propre corps : " Il m’est arrivé d’avoir ce fantasme de partir sans bagages et de tout acheter dans un aéroport. Ne pas avoir sa maison avec soi et se dire : le monde est mon pays, les aéroports en sont les supermarchés. "

Serge Daney n’hésite donc pas à faire l’inventaire et à exposer ses trésors chéris, son cabinet de curiosité, ses quelques objets fétiches. Et son lecteur se réjouit de découvrir chez lui " le fond magique et enfantin, le centre de gravité et de légèreté, l’assise imaginaire, élémentaire, de toute écriture " (7).

Mais n’oublions pas le véritable voyageur, le marcheur du terrain, " celui qui accepte cette idée que le spectacle est toujours déjà commencé " (p. 124). Il trouve là " le plus grand plaisir possible, celui où je touche mon réel absolument... une expérience du temps, une expérience miniaturisée et presque enfantine, dérisoire, des grands scénarios de révélation... Par moments j’ai préféré marcher c’est-à-dire parler avec mes jambes, plutôt que parler, c’est-à-dire marcher avec ma bouche - mais c’est au fond la même chose " (p. 121).

Et puis, c’est en marchant que Serge Daney trouve son bout du monde, ce sentiment géographique resté ancré en nous, que Jacques Meunier évoque si bien : une cabane dans les arbres ou au fond du jardin suffit aux enfants. Une tribu inconnue, à l’ethnologue. Une île, au rêveur. Ainsi, " Chacun cultive l’image secrète de cet extrême où, justement, les extrêmes se fondent " (8).

Gilles Deleuze écrivait à Serge Daney : " Vous allez au bout du monde pour vérifier que le bout du monde existe ". C’est sûrement vrai. Il suffit de relire le chapitre intitulé " Un soir à Ronda " (pp. 121-128) pour en être convaincu : " Les cinq lettres du mot Ronda, capitale taurine, tournent dans ma tête comme des osselets qui, pas plus que les dés, n’abolissent le hasard. Là est mon provisoire bout du monde. " Daney parle des instants qu’il préfère : lorsqu’il attend, par exemple de voir le passage du mot à la chose, sachant que " tout le plaisir est dans ce présent calé entre un passé et un futur également sans poids. " Ou encore lorsqu’il se dédouble, s’élève au-dessus : " Tout voyageur connaît ces moments où, telle une lettre volée, il est au milieu du tableau, nul et en surimpression, otage consentant du mouvement qui l’ignore. "

Ce qu’il faut retenir, c’est ce qu’il découvre, tout à coup là-bas : " Je comprenais que j’étais nulle part, un nulle part qui se trouvait être Ronda mais aussi Villepinte en France ou Culemborg en Hollande. J’avais donc fait deux mille kilomètres pour me donner le sentiment que je rentrais " chez moi ", dans une sorte de banlieue universelle... Je marchais depuis un certain temps lorsqu’il me sembla que j’allais toucher au but, quand je compris que j’étais rendu. Rendu au monde qui va... " Chacun le sait bien, le bout du monde existe, toujours plus loin...

Daney ne cesse d’enquêter sur lui, de le poursuivre d’un lieu à un autre ; il tente -avec persévérance - de le traduire, de le révéler, de le forcer et, peu à peu, sous nos yeux, se dessine la carte d’une pensée intense et dense. Non pas un inconscient fermé sur lui-même, mais tout au contraire, une cartographie dynamique et ouverte, intérieure aussi.

P.-S.

(1) Serge Daney, Persévérance : Entretien avec Serge Toubiana, P.O.L., Paris, 1994, page 9. Les citations qui suivent, indiquées simplement par la page, sont tirées de Persévérance.

(2) Gilles Deleuze, Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993.

(3) G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Minuit, Paris, 1980, pp. 9-10.

(4) Jacques Meunier, Le Monocle de Conrad, Petite bibliothèque Payot/ Voyageurs, Paris, 1993, page 141.

(5) Gilles Deleuze, Optimisme, pessimisme et voyage - Lettre à Serge Daney, 1986.

(6) Jacques Meunier, Voyages sans alibi, Flammarion, Paris, 1994, page 69.

(7) Jacques Meunier, Voyages sans alibi, page 220.

(8) Jacques Meunier, Voyages sans alibi, page 9.

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