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A propos du Dernier rêve de la raison, de Dmitri Lipskerov 

mercredi 26 novembre 2008, par Agathe de Lastyns

Au nombre des voies les plus fécondes du roman contemporain, il y a la veine du réalisme fantastique dont les plus illustres représentants que connaisse le public français sont à n’en pas douter Gabriel Garcia Marquez et Salman Rushdie. Il lui faudra désormais compter avec le romancier russe Dmitri Lipskerov, dont un premier livre vient d’être traduit en français aux Editions du Revif : Le Dernier Rêve de la raison, mais qui, dans son pays, a déjà fait paraître une douzaine de romans. L’écrivain marie l’imagination fantastique et le sens du réel avec une puissance narrative rare.
Que se passe-t-il donc quand la raison s’endort et ne veille plus au respect de la logique et de la vraisemblance ? La première est prise en défaut d’insignifiance tandis que la seconde pâlit face à la puissance de son contraire. Voyez plutôt. Ilya le Tatare est un vieil homme, vendeur de poissons, qui habite aux confins d’une ville russe dont on ignore le nom. Solitaire, mutique, il vit dans le souvenir d’une jeune fille jadis passionnément aimée et qui s’est noyée sous ses yeux. Or sous l’effet conjugué de la lune et de la cruauté de son sort, Ilya se transforme en poisson, inaugurant une série de métamorphoses qui lui permettront, chacune, de retrouver brièvement son grand amour. Car le pauvre Ilya bénéficie d’un auxiliaire qui s’ignore en la personne de l’inspecteur Sinitchkine, doté de cuisses aussi volumineuses qu’extensibles, capables d’enfanter et de réenfanter la bien-aimée du héros. Mais voilà que dans le même temps, ce brave Sinitchkine est justement chargé d’enquêter sur la disparition d’Ilya, que l’on s’imagine assassiné, malgré l’absence de cadavre… Ce n’est là que le début d’une intrigue foisonnante où l’imagination débordante de l’auteur déjoue toutes les attentes et fait surgir une ronde fantasque de multiples personnages, tantôt tragiques, tantôt cocasses, parfois les deux, le cercle, la boucle étant bien plus conformes à une raison en sommeil que la droite dessinée par une intrigue linéaire.
Des images saisissantes s’imposent aux yeux pourtant blasés du lecteur contemporain où le surnaturel se mêle au poétique, au cocasse et au kitsch. Vous verrez le lieutenant Karapétian revêtu de son scaphandre, encerclé, puis attaqué au fond d’une mare par une bande de piranhas surgie de nulle part. Vous admirerez Sinitchkine en tenue d’Adam, survolant la ville endormie, ses grosses cuisses brillant de leur feu interne. Ou bien encore Janna, cette jeune fille si belle et si étrange, qui déambule tel un fantôme habillé en clochard, sous la neige qui va bientôt recouvrir la ville. Le mélange s’opère via une écriture qui ne s’interdit aucun registre et réunit, grâce à des comparaisons frappantes, les ordres les plus divers de la réalité. Sinitchkine médite ainsi tristement sur l’échec de son existence : « Je ne suis pas comme tout le monde », pense-t-il. « J’ai quarante-quatre ans, je ne suis que capitaine et je n’ai pas d’enfants. Ma femme est vide, comme une barrique desséchée : tu as beau la remplir de matière vive, tout ce qui est vivant et remuant dépérit dans son ventre, comme dans de l’acide sulfurique. Mes enfants pourraient avoir vingt ans déjà, je pourrais déjà être un grand-père aimé de ses petits-enfants. Je les aurais emmenés à la pêche, et quand ils auraient grandi, je leur aurais appris à tirer au pistolet. Mais je n’aurai jamais de petits-enfants, et par conséquent, ils n’apprendront jamais à tirer. » Le prosaïque allié à une forme de logique curieuse qui consiste à penser à ses petits-enfants alors même qu’on n’a pas d’enfant permet ainsi de figurer le désespoir métaphysique de manière cocasse, tout en mettant par surcroît à nu les moteurs profonds d’une existence : en l’occurrence, pour Sinitchkine, s’accomplir et perdurer à travers sa descendance.
Car en définitive, la profusion de matériaux composites, réunis dans le récit par la logique onirique, en vient à dessiner paradoxalement une image synthétique de la réalité naturelle, résumée à deux appétits fondamentaux : celui de l’amour et celui, encore plus puissant, de la mort. A l’unisson de la création tout entière, l’homme lipskerovien ne connaît plus que ces deux forces-là (quand ce n’est pas une seule d’entre elles), ce qui fait sa misère, mais ce qui parfois aussi le sauve. Quant au lecteur, il se laisse emporter sans la moindre velléité de résistance.

Lire un extrait du Dernier rêve de la raison.

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