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À propos de Victor Vavitch, de Boris Jitkov 

lundi 9 mars 2009, par Françoise Genevray

Né près de Novgorod dans une famille juive cultivée, Boris Jitkov (1882-1938) met vite plus d’une corde à son arc : études scientifiques, diplômes d’ingénieur en construction navale et en navigation au long cours, pratique du violon, de la poésie et de la photographie, initiation au cinéma. Son existence est déjà bien remplie (voyages lointains, enseignement et métiers techniques) quand passé la quarantaine il choisit la littérature. Publiant en revue d’innombrables nouvelles pour la jeunesse, il travaille aussi sur un texte plus ample et plus confidentiel, Victor Vavitch, patiemment composé de 1929 à 1934. Rien de secret pourtant, puisque Jitkov parle à ses amis de ce long roman dont deux parties sur trois paraissent de son vivant. Le livre est imprimé au complet en 1941, mais à peine sorti des presses se retrouve expédié au pilon, voué à disparaître. Certains avis « autorisés » le jugent trop peu conforme aux critères esthétiques et idéologiques qui régissent désormais la vie culturelle soviétique. Sans être un opposant manifeste ou un dissident caché, Jitkov se montre ici trop indépendant dans sa façon d’évoquer l’Histoire. La tourmente de la seconde guerre mondiale et la chape de plomb du stalinisme achèvent d’ensevelir Victor Vavitch dans un oubli d’où il ne sortira qu’en 1999. L’éditeur moscovite se borne alors à 3 000 exemplaires, tirage vite épuisé. La critique a beau saluer le livre, il n’obtient en Russie qu’un succès d’estime non suivi de réédition.

L’action se déroule en 1905, année d’une révolution avortée dont l’auteur évoque les principaux moments : grèves ouvrières, meetings étudiants, barricades, arrestations, fusillades, échos de la guerre russo-japonaise, manifeste impérial, loi martiale, pogroms. Jitkov nous plonge dans une Russie détraquée, où les bonnes familles abritent des poseurs de bombes, où des vents mauvais tournent les têtes et retournent les cœurs : haines de classe, fureur répressive, hantise de la provocation, antisémitisme latent qui se déchaîne à la faveur des troubles. Le récit brasse un matériau brûlant traité dans un style moderniste.
Victor Vavitch voulait être soldat, il sera policier. Inspecteur de quartier, plus proche du sergent de ville que du limier-enquêteur, sa place à la charnière entre l’ordre établi et la subversion lui donne un rôle significatif. Obsédé par son uniforme, qui concrétise la dignité d’une fonction naïvement célébrée par lui à tout propos, Vavitch se hausse du col et jouit de son autorité, avant de basculer dans la haine brutale. Il fait alors du zèle dans la chasse aux révolutionnaires et libère son envie de cogner, qu’il tourne contre les Juifs. Autour de ce héros négatif l’auteur entrechoque quelques familles et une foule de personnages - bourgeois, ouvriers, jeunes filles, étudiants, tous emportés par le maelström des événements. L’Histoire gronde, les usines débrayent, la rue s’agite et c’est elle qui donne son cadre aux scènes les plus saisissantes du livre - poursuites policières, manipulation des émeutiers, mouvements de foule suivis d’exactions cruelles, pogroms dont le récit haletant offre de superbes morceaux d’anthologie (p. 602-606, p. 614-624).
Jitkov excelle à camper des êtres jeunes, pleins d’espoirs et de colères, les uns résolus, d’autres en proie aux rêves et aux hésitations. Il montre au passage la maladresse à vivre, à obtenir ce que l’on veut ardemment (p. 86) ou à dire les sentiments (p. 177). Impossible d’oublier Kolia, charmant collégien, ni Sanka Tiktine, étudiant en chimie qui incarne la soif d’absolu et se cherche une raison de vivre ou de mourir. Car « on ne peut pas vivre sans savoir pour quoi on est prêt à mourir » (p. 272). Sanka envie son camarade Aliochka, militant socialiste clandestin : celui-ci a su franchir le pas au lieu d’attendre comme lui « que les nues s’ouvrent » (p. 70). Sanka attend en effet de l’inouï, une clarté qui devrait illuminer l’existence, mais il redoute l’incendie futur annoncé par l’ouvrier Karnaoukh. Quand flotte un drapeau rouge, son cœur « cesse de battre : le drapeau affirme, haut et fort, l’inéluctable nécessité du sang » (p. 587). S’il se laisse entraîner à l’action révolutionnaire, c’est pour aider ses proches en difficulté (Aliochka, sa sœur Nadia) plus que par conviction, car il préfère l’égalité évangélique à la dictature du prolétariat - voilà de bien mauvaises pensées en plein stalinisme. L’auteur n’introduit d’ailleurs aucun bolchevik dans son livre, si bien que 1905 ne figure pas la répétition générale de 1917 comme le voudrait la vulgate officielle. Parmi d’autres personnages retenant l’attention, signalons seulement la belle et impérieuse Tania, qui réserve au lecteur un vrai coup de théâtre, et l’étonnant Bachkine, cet être narcissique, quelque peu pharisien, divisé par ses doubles pensées à la Raskolnikov, aussi sentimental que cynique (« tous des salauds, les gosses aussi », p. 121). Bachkine sert d’indicateur à police politique, mais il meurt de honte rentrée et se rachète comme il peut en prodiguant à Kolia une magnifique tendresse. Non content d’élire un antihéros pour protagoniste, Jitkov rend le mouchard Bachkine plutôt sympathique et pour le moins complexe ! Décidément, les tenants de l’orthodoxie politique et du réalisme socialiste ne pouvaient trouver là leur compte.

L’écriture sophistiquée de Victor Vavitch conjugue une minutie hypersensible et une rudesse étudiée. La traduction restitue au mieux la richesse du lexique, les rugosités familières ou recherchées de la langue et les surprises du style. Le découpage et la mise en forme visuelle de la narration imposent évidemment la référence au cinéma, que soulignent les traducteurs dans leur riche et instructive préface : titres de chapitres-séquences analogues aux intertitres d’un film muet, cadrages changeants, défilements accélérés ou arrêts sur image, prises de vue panoramiques ou gros plans sur un détail... Mais il y a aussi du peintre chez Jitkov, dans sa façon de mettre en rapport le dehors et le dedans, la présence immobile des choses et leur retentissement dans l’esprit. Les objets regardés vivent par eux-mêmes, envahissent la conscience, soumettent l’attention au point qu’on hésite à les nommer natures mortes : la casquette « zyeute » Victor (p. 185), « le piano luit magiquement dans un angle, la table, hautaine et fière, pose l’une après l’autre ses quatre pattes ouvragées sur le parquet » (p. 206). Les mouvements des individus et des foules sont décomposés, tantôt segmentés à la façon du Nu descendant les escaliers de Marcel Duchamp, tantôt entraînés par un tourbillon cinétique comme dans les toiles du futuriste italien Umberto Boccioni. L’auteur est en phase avec les recherches artistiques de son époque, axées sur la représentation du mouvement mécanisé et de la vitesse.
Dernier grand roman russe, a-t-on dit, vu son ambition de faire revivre l’Histoire au travers de destinées familiales, à la manière de Guerre et paix, du Docteur Jivago ou de Vie et destin. La parenté proprement stylistique avec les prosateurs des années vingt éclate quand on lit, exemple parmi bien d’autres des synesthésies et des raccourcis chers à Zamiatine, Pilniak ou Remizov : « avec un froid d’acier verdi, le mot tombe sur les têtes » (p. 553). Une comparaison s’impose aussi avec le fameux Pétersbourg de Biély, également situé en 1905. Pourtant le cadre urbain autant que l’écriture de Victor Vavitch suggèrent d’autres rapprochements. On pense à ces romans de la ville exactement contemporains, Manhattan Transfer (1925) de John Dos Passos et Berlin Alexanderplatz (1929) d’Alfred Döblin, qui comme celui de Jitkov appréhendent leurs personnages dans la simultanéité d’une fresque collective plus qu’au fil d’une évolution personnelle. L’affinité tient à la fois aux thèmes et aux innovations esthétiques : rythme syncopé, effets de montage filmique, précision des cadrages spatiaux et moindre marquage du temps, peu de psychologie, intense pression de la ville choisie comme décor exclusif d’un moment historique exceptionnel. La nature même du protagoniste et sa trajectoire politique apparentent singulièrement Victor Vavitch et le Franz Biberkopf berlinois. Médiocres jusqu’au pitoyable, épris d’ordre avec passion mais séduits par la force, tous deux rêvent de moralité publique et d’une vie rangée, avant de céder aux pulsions violentes qu’ils portent en eux et qu’attisent les circonstances. En même temps qu’au domaine russe, le livre de Jitkov appartient pleinement au modernisme littéraire euro-américain des années vingt et trente du siècle passé.
Contrairement au roman classique, où le déroulement temporel prime sur la conscience de l’espace, Victor Vavitch explore en tous sens ce dernier. Au lieu de dérouler des heures et des jours, la narration découpe l’action en séquences spatialisées et aiguise la perception des lieux. Elle crée une temporalité spéciale, sans durée, où le temps ne coule pas, s’offrant plutôt comme une suite discontinue de moments. L’important pour le romancier, c’est la capture de l’instant par tous les moyens à disposition, surtout visuels et auditifs. Ce dernier aspect n’est pas le moins remarquable. De multiples notations composent une gamme époustouflante de voix diversement timbrées et de bruits en tous genres, des plus audibles aux plus ténus, des chaises bousculées aux tissus froissés, immergeant le lecteur dans une épopée sonore où l’on entend tout - et même ce qui ne s’entend pas, comme le « gringottement du rideau à l’attache » (p. 226). Sans oublier les musiques, la flûte envoûtante d’Israëlson, le « guilleri réitéré » montant de la rue (p. 482) ou le sifflement du vent dans les combles perçu à travers le sommeil et transformé par le rêve (p. 527).

Un traducteur ne peut ignorer le public auquel il destine son travail. C’est pourquoi une œuvre littéraire appelle des traductions successives, en phase avec les habitudes de lecture des contemporains : la variabilité de la lettre vise à faire sentir l’esprit de l’original en le restituant avec des moyens actuels. Ainsi s’explique dans la version française de Victor Vavitch l’emploi du présent de l’indicatif alors que l’original russe est au passé. Selon Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, ce choix s’est imposé presque sans hésitation, vu « la relation particulière que l’écriture de Boris Jitkov entretient avec le temps », vu aussi la double valeur, dynamisme et fixation, du présent verbal en français. Ce dernier paraît donc plus approprié à la poétique de l’œuvre. Mais on peut ajouter qu’il convient également au contexte de sa réception actuelle par des lecteurs familiers de l’instantané, d’un rapport immédiat ou supposé tel avec l’événement réel ou fictif. Le résultat de ce changement est si naturel qu’il semble aller de soi, pourtant il s’agit bien là d’un choix et en l’occurrence d’un coup de maître. On en vient même à se demander comment Jitkov a pu tourner au passé le film déroulé sous nos yeux ! Telle est la fidélité profonde de cette traduction. Elle appelle un lecteur qui s’engage, acceptant de prendre son temps et d’être bousculé. Et qui recevra beaucoup en échange, car on traverse au fil de ces pages une expérience véritable, d’ordre moins intellectuel que psychique et sensible. Il reste à souhaiter que la réussite de cette version française contribue à relancer Victor Vavitch dans son pays d’origine. Les traducteurs ont été distingués le 17 janvier 2009 à Paris par une mention spéciale de la troisième édition du Prix Russophonie.

P.-S.

Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, Calmann-Lévy, 2008.

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