La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Asiatiques > Voix de l’Asie d’aujourd’hui > À l’origine de Nguyen Binh Phuong (extrait)

À l’origine de Nguyen Binh Phuong (extrait) 

Traduit du vietnamien par Danh Thành Do-Hurinville

lundi 17 mars 2014, par Nguyễn Bình Phương

Après L’Absent, dont nous avions publié un extrait en 2007, voici le deuxième roman de Nguyen Binh Phuong traduit en français. Nous vous en proposons le début ainsi qu’une recension.


B

Récit

Onze heures quinze.

Le hibou eut un sursaut, chancela et tomba du dôme de feuilles d’un figuier. Pas de détonation, aucun être humain. Un objet de la taille d’un pouce avait atteint son thorax.

L’oiseau étendit ses ailes couleur de fleur d’abricotier et chercha à s’élever, mais en vain. Une aile, lasse, pendait lourdement. L’animal, à bout de force, poussa quelques petits cris avant de s’abandonner sur l’eau. Le reflet du figuier se brisa et se transforma en cercles concentriques fins et saillants.

L’eau coulait doucement.

Fin de matinée. Tout était calme.

Un radeau de pêche muni d’un filet carré accosta lentement sur la rive gauche. Sur le radeau, une femme accroupie chantait une berceuse pour endormir son petit garçon.

De l’autre côté, les champs de maïs, le toit des maisons et le faîte des arbres du hameau de Soi semblaient soudain se soulever.

L’eau traversait le plumage du hibou, lui mouillait la peau et lui faisait garder une lucidité extraordinaire. L’eau lui caressait doucement le ventre. Les deux pattes de l’oiseau étaient repliées contre son thorax. Les doux mouvements de va-et-vient de l’eau le plongeaient dans l’euphorie.

Au loin, une rangée d’eucalyptus d’un vert pâle formait un mur qui barrait le grand fleuve.

Le hibou, les yeux grands ouverts, regardait les deux rives. Il se laissait entraîner par le courant, lentement et nonchalamment.

Un homme, boiteux, appuyé sur un bâton, émergea du radeau, se dirigea vers l’arrière et ouvrit sa braguette pour uriner. Le glouglou de l’urine sur l’eau était sans cesse entrecoupé par les quintes de toux sèche de l’homme.

De la cuisine, Lien apporta un bol de riz sur un plateau. Lorsqu’elle franchit la porte, le plateau heurta le montant et s’inclina. Les baguettes tombèrent. Le bol glissa vers le bord du plateau. Lien, confuse, essaya de remettre le plateau en équilibre. Phuoc, son mari, assis sur le lit et occupé à tripoter un bol, lui souffla :

— Fais attention !

Le bol tomba avec un bruit sec et mat.

Lien baissa le plateau. Comme elle allait se retourner pour ramasser les morceaux, elle reçut de Phuoc un coup de pied au ventre. Lien serra les dents, prit son ventre entre ses mains puis s’assit sur le seuil, la tête appuyée sur un bras. Son ventre était gros, sphérique.

— Il n’y a plus d’argent ? demanda Phuoc.

— Non.

Lien avait répondu d’une voix plus légère que le vent. Phuoc se pinça les lèvres et poussa un long soupir. Ses lèvres, d’un gris de plomb, tremblotèrent.

— Sans alcool, le riz c’est de la merde. Ça suffit, débarrasse !

Le plateau retourna à la cuisine. Phuoc porta le bol à la bouche pour le mordiller. Faute d’alcool, Phuoc ne pouvait que mordiller le talon du bol pour tromper sa soif, ce qui produisait de petits craquements résonnant dans la maison sombre et humide. Lien se rendit chez les Dien. À son retour, elle tenait une bouteille à moitié pleine d’un alcool blanchâtre. Les yeux de Phuoc s’allumèrent, pleins de tendresse. Lien posa la bouteille sous son nez. Il se jeta dessus. Lien demanda :

— Dis donc, ton coup de pied aurait pu tuer notre enfant ? Qu’en penses-tu ?

Phuoc lapa une gorgée d’alcool et rit :

— Lui mort, je t’en ferais un autre.
De ses mains, Lien se couvrit le visage ; ses cheveux lui tombaient sur les épaules :

— La vie d’un humain n’est pas celle d’une simple feuille d’arbre.

Phuoc, joyeux :

— T’inquiète, y a de la réserve là-dedans !

Lien émit un son aigu de dépit. Phuoc remplit son verre. Il le remplit de façon professionnelle et respectueuse. Lien lui recommanda de manger après avoir bu, puis elle rassembla ses affaires pour partir au travail. Lien se coiffa d’un foulard vert foncé et le noua de la nuque à l’arête du nez, ne laissant voir que ses yeux, des yeux noirs, lumineux, immenses, qui effleurèrent le visage de son mari.

Lien se rendit au mont Hot.

Le soleil tapait fort.

La colline à moitié entamée, tel un corps qui perd sa chair, laissait voir une couleur blanche teintée d’un peu de rouge sang. À son pied se trouvait une carrière couverte de pierres éparses. Vers la gauche, quelques tentes de fortune, vides, servaient d’abris.

Une soixantaine de personnes, coiffées d’un foulard, à croupetons, cassaient des pierres. On voyait çà et là des empilements en forme de pyramides. Personne ne disait mot. On n’entendait que le bruit interminable du métal au contact de la pierre.

Les véhicules attendaient en silence que les ouvriers les chargent.

Lien, les jambes allongées, cassait sans relâche. Sa main décrivait des arcs de cercle sur un rythme régulier.

Nheo, son amie, s’approcha, enleva ses gants et se tint accroupie à côté d’elle. Voyant son ventre qui pendait, Nheo clappa de la langue :

— C’est pour bientôt, à quoi bon ces efforts qui te font du mal !

Lien ne répondit pas et lui demanda d’aller chercher une théière.

Au crépuscule, Lien ressentit les premières douleurs au ventre. Elles se firent de plus en plus violentes et gagnèrent le bas du dos. Lien se leva et se dirigea, en titubant, vers une tente pour se reposer. Quand les douleurs s’estompèrent, Lien eut envie d’aller à la selle. Puis les douleurs reprirent de plus belle. Lien cria. Les casseurs de pierres accoururent vers elle. Nheo appela :

— Muoi, va chercher une civière !
Muoi demanda :

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Ce sont les douleurs de l’accouchement.

Muoi alla chercher une civière à l’usine.

À l’infirmerie, Lien, couchée, gémissait. La jeune infirmière, agitée, marchait de long en large.

Informé que sa femme allait accoucher, Phuoc accourut. Personne ne le laissa entrer. De temps à autre, Nheo sortait pour le tenir au courant. Nheo se lamenta :

— La pauvre ! Elle a le visage tout crispé.

Phuoc grogna :

— Toi aussi, tu vas y passer tôt ou tard.

L’infirmerie était faite de tiges de bambou grossièrement tressées. Phuoc, impatient, attendait dehors. Quand la nuit fut tombée, on vit des visages barbouillés apparaître aussi vite qu’ils disparaissaient. Dans la pièce où Lien était couchée, la lampe projetait une lumière jaune pâle comme les yeux d’un chien qui regarde une flamme. Phuoc, las de rester assis, saisit un verre de l’infirmerie et le porta à la bouche pour le mordiller. Au bout de vingt minutes de petits coups de dent, on entendit les cris du nouveau-né. Nheo se rua vers Phuoc :

— C’est un garçon !

À ce moment précis, la lune fit son apparition.

Tinh était à peine né qu’il avait déjà vu la lune. La lune qui, de la taille d’un grand panier plat, rayonnait silencieusement à travers la cloison de bambou, formant des bandes transparentes. Tinh se recroquevillait et hurlait, bien que la sage-femme l’eût enveloppé dans une grande serviette et posé sur sa poitrine. Tinh avait froid, ses yeux étaient complètement fermés.

La lune ne montait pas selon sa trajectoire courbe, mais progressait en ligne droite ; elle s’approchait, muette et menaçante. Grande comme l’orifice d’un puits, comme un gouffre, elle envahissait de plus en plus le ciel. Tinh étouffait dans cette lumière glaciale d’un jaune blanchâtre.

On entendait des aboiements.

Phuoc continuait de mordiller le verre.

Lien était dans un état semi-comateux ; la sueur perlait sur son front pâle où s’entremêlaient ses cheveux.

L’année de ses deux ans, Tinh, à la différence des autres bambins, n’était pas toujours derrière ses parents. Tinh aimait traînailler tout seul, ramassait n’importe quoi, portait n’importe quoi à sa bouche.

L’année des quatre ans de Tinh, la femme de Monsieur Boi, le pêcheur, et celle de Monsieur Dien, le dépeceur de cochons, donnèrent chacune naissance, à la même heure, à une fille. Les époux Boi donnèrent à leur fille le prénom de Thuong et les époux Dien donnèrent à la leur celui de Hien.

Phuoc buvait de l’alcool avec assiduité. La journée, à la maison, il s’occupait des légumes et des cochons ; le soir, il se couchait tôt.

Le métier de tueur de cochons de Dien était moins souvent pratiqué à cause des directives interdisant l’abattage.

Lorsqu’ils avaient un moment de repos, les hommes se retrouvaient sur le radeau de la famille de Boi le boiteux et y buvaient de l’alcool.

Tinh avait l’habitude de chercher des chenilles devant chez lui pour les tuer. Les autres enfants du même âge ne jouaient pas avec lui. Tinh n’allait pas à l’école, il traînait dans tout le hameau.

Les avions faisaient des frappes.

Sung, le chef de la milice communale, incita tous les villageois à s’abriter dans la grotte aux chauves-souris, spacieuse, humide, gorgée de stalagmites et envahie de chiroptères. Ces roussettes, volant tous azimuts, du bas au plus haut de la voûte, jouant à cache-cache avec les stalagmites miroitantes, telles des ombres fantomatiques, rendaient Tinh joyeux et alerte.

Dans le village, seuls Boi le boiteux et les siens n’y allèrent pas, accrochés qu’ils étaient au fleuve, à la vie à la mort ; ils pêchaient des poissons qu’ils portaient jusqu’à la grotte pour les vendre.

Les avions frappèrent toute la journée, ils larguèrent, pour brouiller les radars, des bandes de papier d’aluminium qui scintillaient dans le ciel. Les enfants les ramassaient pour en confectionner des poupées.

Linh Son était peuplé de fous qui s’attroupaient souvent autour d’une borne kilométrique pour danser et brailler. Les vagues d’avions frappèrent, et tuèrent un tiers d’entre eux. Des habitants des environs vinrent ensuite s’y rassembler à nouveau, encore plus nombreux.

Quand les frappes cessèrent, les villageois, quittant la grotte, rentrèrent à la maison. L’accalmie fut de courte durée, puis ils furent à nouveau obligés d’aller s’y abriter. La milice et son chef fouillèrent toute la grotte à la recherche de traîtres. L’homme qui vendait souvent de la sauce de soja aux villageois fut arrêté et conduit de nuit au tribunal du district.

Un soir, Sung traîna Phung jusqu’à la grotte et, les mains sur les hanches, déclara :

— Je soupçonne cet individu d’être un traître.

Phung se prit la tête dans les mains et implora le ciel. Les époux Mich le défendirent, à leurs risques et périls :

— Ne tiens pas ce genre de propos venimeux, lui, c’est un écrivain qui a rejoint la Résistance.

Sung relâcha Phung, mais menaça de trouver des preuves. Les bombes frappèrent le centre du village. Une vingtaine d’entre elles tombèrent dans la zone de la borne kilométrique. L’auto-école Le Progrès fut la cible d’un chapelet de bombes ; il y eut beaucoup de morts. Au moment où il s’apprêtait à traverser un dortoir, le colonel Tuong fut atteint par un projectile et son corps projeté sur un buisson de bambous.

Rentrant chez elle, Nhai vit un trou béant juste devant la porte de sa maison, et se mit à jurer :

— Ces salopards d’Amerloques, qu’ils bouffent ma chatte !

Entendant ces propos, Sung fut heureux comme un roi. Dans toutes les réunions du village, il ressassait cette histoire pour attiser la haine.

Quelques années plus tard…

Les époux Xuan, aux yeux chassieux, qui vivaient du commerce des aubergines naines en saumure, virent Sung venir leur annoncer :

— Cette fois, Hung est enrôlé !

Madame Xuan pleura et dit à Monsieur Sung :

— Nous sommes âgés, nous n’avons que lui. Ne peut-on lui épargner ça ?

Sung, les mains sur les hanches, glacial :

— Est-ce que les Amerlots vous épargnent leurs bombes ?

Hung disposa de trois jours pour se préparer.

Hung et sa mère étaient enclins aux chamailleries, mais là, il se montrait docile et doux. Le jour de son départ, Hung fit d’ailleurs une recommandation à sa mère :

— Maman, ne t’inquiète pas, je reviendrai.

Monsieur Xuan, sourd, ne dit rien, il ne fit que regarder son fils en hochant la tête.

Lors de cette levée de troupes, douze hommes du village furent envoyés sur le front du sud.

On reçut plus tard douze avis de décès. Le village organisa une cérémonie collective à leur mémoire.

Deux mois après cette cérémonie, Madame Xuan mourut de maladie. Monsieur Xuan tint encore six mois, mais se mit à vomir du sang, puis s’en alla rejoindre sa femme. Avant de mourir, monsieur Xuan avait demandé qu’on appelle monsieur Khoa pour lui faire part de ses dernières volontés. Monsieur Khoa l’avait écouté jusqu’au bout et acquiescé d’un signe de tête ; le visage de monsieur Xuan s’était illuminé. L’enterrement de monsieur Xuan une fois achevé, on s’attroupa par curiosité autour de monsieur Khoa pour lui poser des questions, mais il ne dit mot.

Le jour de la Libération, miraculeusement, Hung revint avec son paquetage sur le dos. Hung affirma qu’il était invalide de guerre, mais qu’il n’en possédait pas la carte. Monsieur Sung lui demanda ce papier ; Hung se contenta de porter la main à la tête :

— Le voici !

Monsieur Sung palpa et sentit un creux, mou comme la fontanelle d’un nouveau-né.

Monsieur Phung habitait une cabane isolée, près des buissons de Cam Cam. Le jour, il cultivait du manioc et du riz, la nuit il s’adonnait à l’écriture. Tout le village l’appréciait pour son caractère doux. On disait que son village natal était très loin. C’était tout ce qu’on savait de lui.

Tinh rendait souvent visite à monsieur Phung, qui lui racontait des histoires. Rien que des histoires inventées. Faute de pouvoir improviser, il lisait ses manuscrits. Quand il en avait assez de les lire, il les brûlait. Tinh aimait regarder les flammes en gambadant avec frénésie. Monsieur Phung s’étonna et tapota l’épaule de Tinh :

— Tu es bizarre comme le feu.
Tinh lui répondit par une question ; monsieur Phung dit :

— Ce qui est bizarre peut devenir chef-d’œuvre.

L’après-midi, les enfants se massaient pour écouter Hung raconter les histoires de la lutte contre les Amerloques. Hung prenait deux bananes, les portait à la commissure des lèvres et tendait le cou :

— Crac ! Un seul coup et c’est foutu.

Les enfants avaient peur, mais ils étaient excités. À l’école, lorsqu’ils voyaient leur institutrice, ils ouvraient la bouche en s’écriant :

— Crac !

Par leurs gestes ils faisaient semblant de mordre le cou de l’institutrice. Monsieur Khoa vint chez Hung pour le raisonner, reçut aussitôt un coup de pied de Hung au genou, et fut mis à la porte. Chanh Linh, un garnement, s’essuya le nez et mit son grain de sel :

— Hung, sors tes canines et mords-le à mort.

Monsieur Khoa, vexé, ne rendit plus visite à Hung.

Hung incita les gamins à s’introduire dans la petite plantation de canne à sucre de Monsieur Mich pour la saccager.

Plusieurs voisins protestèrent. Hung tira la langue, l’air furibond :

— On n’a pas besoin de les inciter à vandaliser. Ça leur vient naturellement !

Monsieur Mich, écœuré, demanda à ses enfants de faire le guet, mais en vain.

Madame Lien et madame Nheo trimaient du matin au soir à la carrière. Monsieur Muoi négligeait de plus en plus son travail pour aller papoter avec monsieur Phuoc. Au bout d’un certain temps, Muoi avait cessé de le voir et se rendait assidûment à la carrière.

Monsieur Dien déambulait dans le village pour louer ses services de dépeceur de porcs. Parfois il emmenait Tinh pour l’assister. Monsieur Dien l’appréciait parce qu’il était docile et faisait tout ce qu’il lui demandait sans broncher. Où qu’il fût, lorsqu’on l’interrogeait, monsieur Dien grommelait :

— J’aurais dû avoir un fils comme premier enfant.

Une fois, Monsieur Thuy renchérit :

— Quand Tinh sera grand, il faudra le marier à Hien !

Madame Nheo applaudit, l’air taquin :

— Viens saluer ta belle-mère, mon gendre.

Tinh secoua violemment la tête :

— Mon cul !

Madame Lien l’attrapa et lui administra une paire de gifles. Tinh serra les dents et s’enfuit voir les fous.

Monsieur Dien invitait souvent monsieur Phuoc à venir chez lui boire de l’alcool en dégustant des tripes de porc. Monsieur Phuoc rabâchait à tout le monde :

— Monsieur Dien, c’est Saint Tran.

Tinh passait le plus clair de son temps à tuer des chenilles. Il les posait avec considération une par une sur la paume d’une main, puis les écrasait subitement de l’autre main, les réduisant ainsi en bouillie. Tinh esquissait alors un sourire et son visage s’illuminait.

À l’aurore, monsieur Dien frappa à la porte de Tinh et l’invita à le suivre jusqu’au pont Rao pour abattre des porcs. Monsieur Phuoc se réveilla et ouvrit la porte en marmonnant :

— Non mais dites donc ! Vous m’avez tiré du lit.

Monsieur Dien sourit :

— À mon retour à midi, il y aura des tripes de porc.

Monsieur Phuoc, complètement réveillé, vociféra :

— Tinh, réveille-toi vite et suis tonton.
Monsieur Dien partait devant, un couteau dans une main, un bâton dans l’autre, et une corde sur l’épaule. Tinh lui emboîtait le pas. La brume n’était pas encore levée, les silhouettes de monsieur Dien et de Tinh étaient vacillantes et fantomatiques. Lorsque monsieur Dien saisissait un porc, Tinh en attrapait les pattes arrière et les serrait fermement contre sa poitrine. Le porc, de plus de cent kilos, se débattait sans hurler, ne poussant que des gémissements. Monsieur Dien avait une technique d’abattage très méthodique et discrète, afin d’éviter de payer l’impôt local. Après le ligotage, monsieur Dien aiguisait le couteau avec vigueur et criait au maître de maison :

— La bassine ! Le sel ! Une paire de baguettes pour brasser ; en fait, ça ira, on peut aussi faire ça à la main.

Lorsque c’était fini, Tinh restait les bras croisés et observait. Monsieur Dien prenait de l’eau dans le creux de ses mains et en versait sur le cou du porc. Au bout de trois fois, monsieur Dien demandait à Tinh de prendre la bassine, saisissait le couteau et l’enfonçait profondément dans le cou du porc. Tinh entendait le bruit du couteau qui tranchait. Monsieur Dien l’inclinait et du sang rouge vif jaillissait. Tinh renversait la tête en arrière pour éviter que le sang du porc ne giclât sur lui, et voyait le visage totalement impassible de monsieur Dien. Une main tenant le couteau et l’autre plongée dans la bassine, monsieur Dien brassait sans relâche le sang qui s’y déversait en gargouillant.

À sept heures, monsieur Dien avait fini de dépecer les porcs. Le maître de maison apportait une paire de cageots dans lesquels monsieur Dien disposait avec soin chaque morceau de viande et prenait une feuille de bananier sèche pour les recouvrir. Prudemment, le maître de maison posait ensuite, sur le dessus des cageots, des régimes de bananes vertes, puis les arrimait à sa charrette pour aller les vendre au marché.

À dix heures moins vingt, après avoir préparé les boudins, monsieur Dien empaquetait un peu de viande et la moitié d’un estomac pour les donner à Tinh. Sur la route du retour, monsieur Dien palpait doucement son couteau, en disant à Tinh :

— Ça, mon p’tit, c’est mon gagne-pain.
Tinh salivait à la vue du couteau.

Ce midi-là, monsieur Phuoc passa boire un verre. Tinh voulait aller jouer sur le terrain Nghien Sang, mais monsieur Dien le retint :

— Hien et toi, servez-nous de l’alcool.

Monsieur Phuoc, se réjouissant de cette initiative, enjoignit à Tinh et à Hien de se tenir debout côte à côte. Madame Lien et madame Nheo rentrèrent du travail. Voyant le garçon et la fillette ainsi, elles fulminèrent. Tinh profita de l’occasion pour filer.

À la mi-journée, monsieur Phuoc, qui buvait de l’alcool assis dehors sur sa terrasse, vit Hien, des corbeilles sous les bras, qui allait chercher des légumes ; il demanda alors à Tinh :

— T’aimes cette petite ?
Tinh acquiesça. Monsieur Phuoc gloussa :

— Plus tard, elle sera la plus belle.
Hien alla jusqu’en classe de cinquième, puis quitta l’école pour aider sa mère à la maison.

Plus le temps passait, moins monsieur Dien appelait Tinh pour qu’il l’accompagne car il se rappelait la jouissance de Tinh devant le spectacle du porc qui se vidait de son sang. Les yeux de Tinh s’étaient écarquillés de plus en plus et s’étaient injectés de sang.
Madame Lien appréciait Hien. Les deux femmes se considéraient comme mère et fille. Hien parlait peu, mais était courageuse et bien élevée ; elle faisait tout consciencieusement.

Le jour de la célébration du culte des ancêtres, les deux familles avaient l’habitude de s’inviter. Elles formaient une alliance sans précédent au village. Madame Lien plaisantait avec Hien :

— T’es ma bru, ma p’tite.
Hien rougissait.

Monsieur Dien tomba malade pendant six mois. Madame Nheo se démena pour se procurer des médicaments coûteux. Elle dut vendre peu à peu tous ses meubles. Même après avoir tout vendu, elle était encore à court d’argent. La famille de madame Nheo manquant de riz, madame Lien avait demandé à monsieur Phuoc de lui en apporter plus de vingt kilos.

Monsieur Phung vit Hien qui épluchait des légumes ; il l’appela pour lui remettre une liasse de billets. Hien n’osa pas la prendre. Monsieur Phung lui fit les gros yeux :

— C’est pour soigner ton père. Tu veux qu’il crève, c’est ça ?

Se soumettant, Hien rentra chez elle avec la liasse. Madame Nheo passa faire des courbettes et monsieur Phung, avec modestie, la gratifia d’un sourire bienveillant. Depuis ce jour, Hien éprouvait une grande estime pour monsieur Phung. Dès qu’elle avait un moment de libre, elle lui rendait visite.

On avait endommagé, jour après jour, les plants de canne à sucre de monsieur Mich. Affectée par ce vandalisme, toute la maisonnée en perdait le sommeil et l’appétit, et était sujette à des accès de colère et à des disputes. Au beau milieu d’une nuit, monsieur Mich cria : « Aux voleurs ! ». Les voisins, une machette à la main, partirent à leur poursuite, mais ne trouvèrent personne. Monsieur Sung demanda :

— Qu’est-ce qu’ils ont volé ?

Monsieur Mich bégaya :

— J’ai vu dans mon rêve qu’ils saccageaient mon champ de cannes à sucre.

Monsieur Sung proféra des grossièretés et s’en alla. Hung passa devant le champ, hocha la tête, satisfait, et persifla :

— Oh là là, il est bien dégarni !

Monsieur Boi invita monsieur Phung à monter sur son radeau. Ils bavardèrent un moment, puis monsieur Boi aborda la question de la musique et du chant. D’un air pensif et affecté, monsieur Boi fronça les sourcils et confia d’une voix triste, pleine de regrets :

— Jadis, j’ai failli devenir musicien.

Vinh, l’aîné de monsieur Boi, fourra son nez dans la conversation :

— Baratin !

Monsieur Boi saisit sa pipe à eau et la lança vers lui. Vinh sauta à l’eau. Monsieur Phung, sur le point de s’en aller, fut retenu par monsieur Boi qui sortit son vieux monocorde, et dit avec entrain :

— Je vais vous jouer l’air du Tambourin de l’amitié.

L’instrument se mit à vibrer d’un son trouble et confus. Monsieur Phung baissa la tête, rechignant. Il rentra tard dans la nuit, et aperçut, de l’autre côté du fleuve, les habitants du hameau de Soi qui marchaient en formant un cercle blanc opaque et fantomatique. Monsieur Phung jeta un regard furtif autour de lui et, ne voyant personne, se protégea la poitrine de ses mains en s’éloignant en toute hâte.

La nuit. Tinh ne pouvait dormir à cause de la lune. Elle lui donnait froid. Plus il se bouchait les oreilles, recroquevillé au fond de son lit, plus il endurait de supplices. La lune lui bourdonnait dans les oreilles ; elle gémissait sans relâche. Tinh se leva d’un bond, poussa la porte, se précipita dans la cour, ramassa des cailloux pour les lancer vers elle. Tinh le fit avec frénésie, mais la lune ne se brisa point. Les cailloux retombèrent bruyamment sur les maisons avoisinantes. Les chiens, excités, aboyaient à qui mieux mieux. Tinh s’aperçut soudain que les yeux du chien de monsieur Dien, rivés sur lui, étaient d’un jaune flamboyant. Tinh, interloqué, le fixa à son tour.

C’est elle. Froide. Les yeux du chien sont jaunes comme elle. Elle s’allume. Elle verse sa lumière. Elle enveloppe les habitants du hameau de Soi déambulant au bord du fleuve. Partout, des bandes de papier d’aluminium. Monsieur Dien plonge le couteau dans la gorge du cochon et le feu jaillit. Comme une langue qui lèche le visage. C’est fini, fini, fini. Monsieur Phung rit aux éclats. Les bombes n’explosent pas, elles ne font que happer. Les chauves-souris viennent se masser dans la moustiquaire de maman. La lune frémit, voluptueusement. Les yeux du chien, jaunes comme la lune. Verse du sel et brasse, brasse bien, zut, si le sang caille, c’est fichu.

Papa continue à mordiller les bols. Personne ne le comprend. Hien donne à manger aux cochons. Les cochons rient et se transforment en lunes. Il fait froid, maman. Bientôt il n’y aura plus de chenilles. Il faut attendre Hung pour qu’elles ressortent de leur abri. Crac ! Et c’est foutu. Il fait tellement froid, maman…

P.-S.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter