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Improviser librement. Abécédaire d’une expérience (addendum 2018) 

dimanche 1er janvier 2023, par Lê Quan Ninh (Date de rédaction antérieure : 3 décembre 2018).

Lê Quan Ninh par © Éric Dierstein

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« C’est à une quête ascétique, mais certes pas aride, que Lê Quan Ninh nous invite.
Improviser librement n’est pas une technique, c’est un choix de vie.
Traversé, sans s’en laisser envahir, par le doute qui esquive l’enfermement dans des certitudes sclérosantes, il nous propose de l’accompagner vers un dénuement généreux et sensuel. Car c’est bien pour faire place à l’acuité de la perception de tous les sens qu’il cherche à se dépouiller de toute facilité, de son savoir qui pourtant est grand, des réflexes qui conditionnent.
Ce dépouillement est un recueillement, à la fois concentration sur la vie intérieure et accueil de toute manifestation du vivant.
Ceux qui ont eu la chance de participer à quelques-uns de ses concerts en ont fait l’expérience singulière. Et c’est bien à participer et pas seulement à assister qu’il nous convie, participation tout intériorisée, sans démonstrativité, qui nous touche au plus profond de nous-mêmes et nous fait redécouvrir le réel hors de toute référence convenue.
L’authenticité de sa démarche, l’intégrité de sa posture, la rigueur de sa pratique nous entrainent dans un ici et maintenant qui nous révèle une épure insoupçonnée de l’être, soudain extrait de la gangue qui le boursoufflait.
Par sa forme d’abécédaire, le texte de Lê Quan Ninh nous laisse toute liberté d’improviser notre lecture, linéaire ou par petites touches, avec bonheur à chaque fois. »
Anne-Marie Bastien

Improviser librement. Abécédaire d’une expérience est un texte en constante mais lente évolution commencé en 2002 pour les besoins de la revue espagnole Preliminares. Deux versions on été publiées respectivement en 2010 et 2014 par les éditions Mômeludies et le CFMI de Lyon. Une traduction en anglais est parue aux éditions Publication Studio à Guelph au Canada. Une traduction en espagnol incluant le texte ci-dessous est en préparation à Mexico.

Le texte ci-dessous est inédit en français ; il est un addendum à l’édition Mômeludies et il contient les articles terminés cette année.

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Improviser librement. Abécédaire d’une expérience (addendum 2018)

Articulation

Entre deux actions (icti) sur l’instrument, il y a cette distance, ce glissement, ce passage, cette traversée qui constituent l’articulation. Elle est vécue de manière organique, musculaire, nerveuse, par impulsion et par la vocalisation intérieure : l’articulation chante. C’est dans ce fredonnement silencieux aussi intime que singulier que résiderait le style, du fait qu’il accompagne et qu’il façonne le geste instrumental. C’est là qu’éclate notre nature, qu’on se trouve comme sur une portion d’être qui se déplace d’ictus en ictus, qu’on se révèle dans ce mouvement, qu’on est dans un même élan arraché à la culture comme détour pour exposer la nature comme vérité : la manière d’articuler inévitablement crée des signaux qui nous trahissent, derrière lesquels on ne peut se cacher, qui révèlent notre nature profonde. Même l’attention portée à nos propres articulations, le soin apporté à leurs qualités (souple, sec, rond, abrupt, léger, incisif, etc.) contribuent à ce dénuement, ils créent autant de situations par lesquelles, d’ictus en ictus, s’agrège et se désagrège l’existence même, qu’on le veuille ou non.
Alors qu’en est-il des musiques sans articulations, dont l’intention est de n’engager aucune articulation de la part de l’instrumentiste pour diriger par exemple l’écoute sur un seul phénomène sonore ? Ce phénomène dans sa plus grande simplicité peut-il être considéré comme le gel d’une articulation, un arrêt sur image ? Éviteraient-ils à l’instrumentiste la gêne d’une exhibition ? Sont-ils le fait d’une pudeur absolue ?
Mais c’est peut-être un tout autre aspect de cette nature qui serait ainsi dévoilé, celui du recueillement. [2018]

Conflit

Je n’improvise que rarement la musique que je souhaite, comme dégagée des contingences, étant elle-même ses propres circonstances. Par contingences, je veux parler aussi bien des contextes dans lesquels elle se produit que ma propre capacité ou incapacité à être libre de moi-même. Non, je constate plutôt que la réalité (le contact avec les autres, l’influence du lieu, etc.) ainsi que mes circuits organiques (mes réflexes, mes manières, etc.) tendent à m’éloigner de ce que j’envisage être le point de naissance de mon activité musicale, un point d’où il serait possible de vivre en solitude et en silence. Et c’est tendu entre ce point fixe et la réalité mouvante que je tente un équilibre, entre mouvement et contrariété, entre acceptation et refus, entre renoncement et aboutissement. Mais que vaut l’intuition de ce point fixe ? En quoi est-elle nécessaire ? Dois-je la garder comme appui ou la chasser comme illusion ? Le jeu même, en pleine solidarité avec l’instant, ne résout pas ce questionnement comme si le temps de l’intuition n’était pas le temps de l’action. Il y a comme un conflit de temporalité. Pourtant, c’est aussi dans le mouvement, en accompagnement de la réalité, que le point recherché se découvre. Et c’est le point de l’écoute. [2017]

Compensation

Improviser, attentif aux circuits empruntés, à ceux qui drainent à la fois des gestes et des réflexes, des automatismes, des manières de passer d’un élément de vocabulaire à un autre, des figures qui « tombent sous les doigts », fidèles petites touches de mémoire qui veulent à tout prix égrener la nostalgie d’un territoire familier et rassurant, voire d’une propriété. Les dévier, les altérer, les transformer, les développer, les empêcher, les défaire, etc. font partie de l’aspect extraordinairement ludique de la pratique d’improvisation. Ne pas abonder dans leur sens, c’est jouer. Ce jeu-là est un amusement nourri de l’expérience qu’il y a plus de joie à être étonné qu’à reconnaître, mais cela demande de l’énergie. On peut bien sûr se garder d’une telle dépense et préférer l’objet au flux qui le fait naître mais on peut aussi jouer à ne rien saisir et glisser de flux en flux, choisir d’observer le flux plutôt que l’objet. Cependant, l’apparition intempestive d’une répétition au sein de ce flux ne manque de se manifester de temps à autre. Elle se manifeste si vite qu’elle passe au travers de la vigilance ludique pourtant à l’œuvre. On peut s’être donné comme règle d’agir alors pour compenser, de convoquer immédiatement l’énergie nécessaire à favoriser la surprise par déconstruction, par arrêt, par changement, par bifurcation, etc. Ainsi le jeu trouve son équilibre entre le piétinement et l’allant. Il y a eu compensation. [2017]

Détour

L’instrument comme médium, comme masque, comme miroir, comme outil, comme garde-fou, comme tremplin, comme limite, comme surface, comme objet, comme soutien, comme attelle, comme poids, comme contour, comme matière, comme matériau, comme assemblage, comme agencement, comme présence, comme servitude, comme application, comme discipline mais surtout l’instrument comme forme et comme instrument de la forme. Forme circonscrite, délimitée, découpée, détachée, à la fois objet de notre attention et objet de toute attention, de toute perception, par quoi s’effectue le détour nécessaire, obligé, détour auquel nous sommes condamnés, par quoi on peut tenter la métaphore du geste direct. Détour par l’artifice, le construit et l’élaboré, pour éprouver, pour toucher, pour peser, pour glisser, pour appuyer, pour envisager des directions, l’horizontalité, la verticalité, l’oblique, la vélocité, la nuance, la texture, l’épaisseur, la transparence, l’opacité, la masse, la fragilité. Détour matériel, détour par l’action et l’agissement, détour par nos attirances et nos aversions, par nos manières, nos virtuosités et nos impossibilités, détour par le chemin long de notre apprentissage et pourtant la réalité de chaque instant éprouvée directement dans ce détour même, le long et le court simultanément, dans l’immédiat de notre perception, l’immédiat comme expérience, l’expérience singulière du commun, dans chacun des phénomènes qui est à la fois un voile et une clarté, un allant et un repos. Ainsi dans la manipulation même de l’instrument, dans le détour de sa manutention et de son labeur, se découvre le chemin direct de la contemplation. [2018]

Énergie

On peut faire très simplement l’expérience de l’énergie nécessaire au mouvement - et par métaphore au jeu instrumental - par l’exemple de la marche. Marcher d’un pas régulier permet de marcher longtemps. Par contre, si chaque pas devait avoir une longueur différente et que la vitesse voire la force de l’appui sur le sol devaient changer constamment, on s’apercevrait vite qu’on ne pourrait aller loin parce que la fatigue viendrait bien vite. Dans un cas comme dans l’autre, on peut ressentir de manière organique l’énergie nécessaire - ici musculaire avec ses conséquences cardiaques et respiratoires - à l’exercice de la marche. Plus il y a de changements, plus il y a d’énergie. La série de pièces pour violon seul de John Cage « Freeman Etudes » est sans doute l’exemple le plus caractéristique d’une musique à très haute énergie car les changements y sont extrêmes, que ce soit en terme de nuances, de hauteurs, de durées et de rythmes. Voilà un exemple que l’on peut pratiquer comme exercice voire comme matériau pour éviter que notre propre vocabulaire devienne un refuge trop confortable. S’obliger à changer de matière, de timbre, de dynamique, de hauteur, de durée, etc. à chaque impulsion ou chaque émission de son est une pratique très stimulante que l’on peut appréhender de manière ludique en prenant l’écoute par surprise. On pourra également découvrir les conséquences esthétiques d’un tel exercice : cela produit une musique comme sans durée et sans narration, où chaque élément - son et silence - est centré sur lui-même, libre de toute linéarité.
A contrario, on peut consciemment construire des objets musicaux de basse énergie dont la caractéristique première est d’être sans ou avec très peu de changement. Il ne faut cependant pas confondre l’énergie acoustique avec l’énergie dont il est question ici, qui est avant tout une énergie formelle : on peut jouer très vite et très fort - avec une grande énergie acoustique - tout en produisant une musique de basse énergie formelle parce que déployée sans ou avec peu de changement.
Conscients de ces états d’énergie formelle dans le jeu - qui coûtent directement de peu à beaucoup en énergie physique et mentale - on peut essayer de trouver des solutions instrumentales permettant d’économiser cette énergie : créer et utiliser des techniques personnelles, en préparant l’instrument ou non, qui permettent d’approcher une grande énergie formelle par démultiplication tout en faisant une certaine économie d’énergie physique. Cette démarche est une formidable source de créativité, à même de nous faire découvrir notre rapport singulier à l’instrument, de créer petit à petit le fondement de notre vocabulaire et des possibilités de l’articuler. C’est encore une fois un prétexte à une activité ludique qui a des conséquences importantes dans notre propre cheminement artistique.
Cependant, dans le cadre de l’improvisation en musique, on ne peut développer une telle pratique sans la capacité d’en entendre les conséquences sonores, bref d’entendre la musique que « cela fait ». Il reste toujours à ouvrir les possibilités d’écoute, c’est à dire l’acceptation des phénomènes du sonore comme musique, dans ses détails, dans sa vélocité, dans ses contrastes, dans son aspect parfois fugace et tranchant, bref d’accorder énergie du jeu, énergie formelle et énergie de l’écoute. [2018]

Enjeu

« Sons organisés », telle est la définition la plus simple de la musique, avant toute problématique esthétique même si la définition de l’organisation des sons est somme toute très relative et liée - selon le bain culturel dans lequel on est plongé - à la perception intellective de celle-ci.
Et c’est précisément du fait de cette perception que l’on privilégie communément la couche considérée comme prépondérante du discours musical (la mélodie, la narration, etc.), en oubliant ou en mettant au second plan le support de ce discours à savoir les sons eux-mêmes et leurs mouvements éventuels. C’est comme si l’on avait bien plus de considération pour ce que les sons ont à dire - à travers leur organisation construite donc - plutôt que pour ce qu’ils font. C’est pour cette raison que, pour beaucoup, ne présentent aucun intérêt les musiques faites de sons pris pour ce qu’ils sont à savoir des phénomènes acoustiques éphémères. Malgré la richesse de ces phénomènes, malgré la diversité de ses agissements, malgré leur fonction de révéler des espaces, l’attention ne trouve pas à se porter tant la hiérarchie entre sons et discours semble absente. Ou c’est que les sons tels qu’ils sont évitent tout enjeu, c’est à dire ne portent aucune valeur à mettre en concurrence avec d’autres, évitent ce par quoi on se forge ou croit se forger une identité qui s’établirait autour de nos habitudes, du contexte culturel et de ses signes de rassemblement majoritaires. La peur de la solitude est un puissant moteur de conformisme. Pourtant on peut écouter toute musique discursive - et elles le sont toutes à divers degrés de complexité - à l’aune à la fois de son articulation mais aussi à l’aune du matériau dont elle est faite. On peut glisser de l’un à l’autre, dans une écoute ludique qui permettrait de se perdre aussi bien dans la matérialité du discours que sur la surface de celui-ci. De là s’ouvre la possibilité d’accepter dans toutes leurs différences et leurs similitudes des musiques purement discursives et des musiques purement concrètes, autant qu’elles puissent exister comme telles. Si on ne perçoit ou ne comprend pas un discours musical, on devrait pouvoir s’occuper du reste - de ce qu’il y a - c’est-à-dire des sons et des silences, dans le plaisir simple de profiter de leur présence en accueillant le fait de découvrir à défaut de comprendre. Accepter que la musique ait une origine concrète, en deçà de tout enjeu d’identification, c’est consentir par là même à un déplacement dans l’activité culturelle qui est d’écouter et tant pis pour la naïveté que cela suppose. [2018]

Épiphanie

En solo ou à plusieurs, cesser l’entre-soi du dialogue, de la conversation et du discours et ouvrir la perception à ce que ceux-ci révèlent des circonstances et de l’espace. Constater que ce dernier se manifeste à nous quand le discours est à même de rompre, quand il se déroule par trouées et quand il cesse tout entêtement. Le jeu alors n’est qu’un prétexte pour constater « ce qui se passe », un amplificateur de réalité, tantôt une loupe pour découvrir des détails, tantôt un organe élargi pour appréhender l’espace formé par autant de centres que d’alentours. Ainsi, saisis par les agissements qui à la fois sont et révèlent les circonstances, s’offre à nous la possibilité de constater et d’accepter les conséquences que notre discours subit : il se mêle aux circonstances dans un jeu d’équilibre entre ce qu’il produit d’elles et ce qu’il révèle d’elles. [2017 révision 2018]

Éther

Il y a des termes tombés en désuétude du fait des découvertes scientifiques ou des changements de paradigmes philosophiques qui les invalident. C’est peut-être l’occasion de les réinvestir poétiquement, de se les approprier non pour expliquer - ni prouver - mais pour laisser à la rêverie toute sa puissance évocatrice sans souci de véracité et ce, en se laissant tromper avec délices par une imagination archaïque.
Ainsi le mot éther, qui ramène en mon for intérieur à la notion d’un fluide léger, bien plus près de l’air que de l’eau, se gardant pourtant d’être tout à fait un gaz, et déclaré en toute inconscience comme le siège dilué de toutes formes de propagation. Ce mot alors se mue en un réceptacle qui accueille comme chaleureusement ce que le vocabulaire de la science indiquerait de manière plus neutre, au plus près des résultats de l’expérimentation et dans la description minutieuse des phénomènes.
Par l’éther peut s’éprouver toute distance, tout écart et tout hiatus nécessaires à différents états perceptifs : par l’éther je peux voir, je peux entendre, et je peux estimer des proportions, des volumes et des épaisseurs. C’est par l’éther que j’apprécie l’espace qui me sépare d’avec mon interlocuteur, que se construit comme une pudeur, une politesse de la distance. C’est par l’éther aussi que cheminer est possible.
L’éther serait à la fois comme entre toutes choses et les contenant toutes, permettant la sensation de présence et la possibilité d’une co-présence, me dégageant de la nécessité impérieuse du dialogue au profit de la co-existence.
C’est aussi par l’éther que je peux associer différentes époques et différentes temporalités, par lequel je peux traverser l’espace du souvenir, de l’instant, de l’intuition et les assembler. Sans forme il accueille les images d’une géométrie intime et mouvante, où se dessinent des lignes et des courbes, des vélocités et des obstacles et où se forment les liens développés par le regard, l’attention et le soin. C’est par l’éther que s’envisage la vacuité, la traversée qui lie l’attention et l’inattention permettant à tout objet perçu d’apparaître et de disparaître comme autant de silhouettes qui se distinguent si nettement avant que de s’évanouir.
S’il y a une démarche autant éthique qu’esthétique - une esthétique conséquence d’une éthique - c’est de se tenir dans un recul suffisant pour laisser l’éther témoigner de sa présence, de s’abandonner aussi bien à la construction qu’à la contemplation de nos créations en laissant ce « suffisamment de rien dedans » qui précisément les forme comme naturellement, sans la densité exagérée de nos intentions. [2018]

Exercice

Exercice d’écoute se pratiquant dans n’importe quel contexte (urbain ou rural) debout et les yeux fermés de préférence. Choisir un endroit où l’on peut percevoir la réalité sonore à 360° si possible. Cet exercice ou certains de ses extraits peuvent être pratiqués à tout moment et par exemple dans les moments d’attente (d’un rendez-vous, d’un moyen de transport, etc.) mais aussi lors d’une promenade, au travail, au café, etc. principalement si aucune musique n’est diffusée à proximité.
Commencer par prendre un moment pour recevoir le soutien du sol sur la plante des pieds (tout au long de l’exercice et principalement si l’on perd la concentration de l’écoute, on peut revenir à cette sensation). Résoudre les tensions dans le corps (le dos, le cou, le visage, les bras, les mains, etc.). Prendre conscience de sa respiration, attendre que celle-ci se calme.

Se mettre simplement à l’écoute, sans forcer celle-ci, de toutes les sources sonores environnantes, sans discrimination, sans jugement, sans préférence (animaux, bruissements, circulation de véhicules - voitures, vélo, camions, avions, etc. - personnes qui passent en parlant ou non, activités humaines, machines, etc.) écouter les sources sonores perçues tout autour de soi à 360°. Ne pas oublier l’écoute derrière soi pour élargir sa perception dans cette direction. Il n’est pas nécessaire de nommer ces sources sonores. L’exercice est conçu pour apprécier (comme on dit « apprécier une distance ») les qualités et les caractéristiques de celles-ci, non pour les reconnaître.

Peu à peu, en prenant le temps, apprécier un par un (sans analyser et dans n’importe quel ordre selon le contexte) ces différents aspects :
a) La direction d’où proviennent les sources sonores (à droite, en face, à gauche, derrière, en haut, en bas, etc.)
b) Leur distance (proche, loin, très loin, etc.)
c) Leur hauteur (aigu, grave, etc.)
d) Leur dynamique (doux, moins doux, peu fort, fort, etc.).
e) Leur durée
f) Leur texture
g) Leur mouvement éventuel dans l’espace
etc.

Variation sur la durée : tenter de percevoir si on a commencé à entendre une
source sonore dès son apparition ou si notre écoute l’a perçue alors qu’elle était déjà là. Apprécier l’accumulation éventuelle : une source sonore constante sur laquelle une autre source sonore constante ou non s’ajoute à la première, apprécier quand celles-ci disparaissent pour n’en laisser qu’une ou pour n’en laisser plus aucune, par exemple.
Apprécier les sources sonores par leurs différences (par ex. entre lisse et granuleux, entre long et court, etc.)
Connecter dans l’écoute deux (ou plusieurs) sources sonores : par exemple, une lointaine et une proche, une aigüe et une grave, une mouvante et une fixe, etc... mais aussi une aigüe et une lointaine, une granuleuse et une mouvante, etc.
Apprécier les différences d’acoustique (sources sonores provenant de l’extérieur en relation avec des sources sonores provenant de l’intérieur, par exemple) ou selon leur proximité.

Voyager d’une source sonore à l’autre puis élargir la perception à l’ensemble des sources sonores en présence. Apprécier ainsi la richesse et la diversité de celles-ci dans leurs aspects et leurs agissements.
Et enfin, se projeter virtuellement légèrement en avant pour se « décentrer » de l’écoute, cesser de se sentir au centre de son écoute mais faire partie de l’écoute. Ce n’est plus nous qui écoutons, mais l’écoute qui écoute. Laisser l’écoute écouter.

Notes
À tout moment de l’exercice on peut également :

a. Connecter une source sonore (par exemple un son long) avec son expiration.
b. Tourner très lentement sur son axe pour se mettre « en face » d’une des sources sonores perçues et l’écouter selon cette nouvelle position (par exemple un quart de tour pour se retrouver en face de ce que l’oreille droite percevait). En profiter pour sentir que tout l’espace sonore tourne également.
c. Rester en place mais tourner lentement la tête vers la droite ou la gauche. Sentir comme parfois il y a ainsi deux écoutes : l’une par les oreilles, l’autre par le torse resté dans la même position. [révision 2017]

Expression

D’où je m’exprime ? Cela semble venir de tellement de directions à la fois qui convergent dans l’instant et s’évaporent aussitôt, l’instant suivant surgissant d’une autre configuration de directions et ainsi de suite. Cette multitude n’indique donc pas d’où je viens ni d’où vient mon expression. C’est depuis cette ignorance que j’entrevois la possibilité de ne rien exprimer mais de laisser les phénomènes être perçus et de cette perception, la possibilité d’une activité ludique. Le jeu oscillant entre légèreté et gravité, oscillant entre ses divers aspects, se transformant sans cesse, reliant les opposés par cette oscillation même. Agir (jouer) et contempler (percevoir) se confondent. D’où je m’exprime, il y a pourtant des régions de colère, de révolte et de douleur fondamentale qui demandent à se manifester de toute urgence. Mais il y a aussi un point - plus ancien peut-être - où celles-ci ne sont pas encore nées et c’est de ce point que j’ai choisi de m’exprimer pour les conjurer toutes. Jouer, alors, c’est contacter cet en deçà quand je me détourne de cette urgence-là, quand j’observe ses injonctions sans y répondre. C’est dans cette opposition que j’échappe à la tentation de m’exprimer ne pouvant m’identifier à l’ensemble des fragments qui me constitueraient mais acceptant le mouvement constant des circonstances qui fait que je me perçois comme sans cesse dessiné, gommé et re-dessiné. Ce n’est pas qu’il n’y a pas nécessité à m’exprimer mais plutôt qu’ainsi fait et défait, je n’ai pas de temps pour cela. Le temps de l’expression ne peut naître tant les temps de l’action et de la contemplation m’accaparent.
Pourtant, à vouloir m’identifier à quelques-uns de ces fragments, je pourrais choisir de les sur-exprimer, de les affirmer avec ostentation, de les amplifier, de les utiliser à des fins de séduction. Mais je choisis de n’en rien faire dans l’intuition qu’ainsi je laisse les fragments inconnus se manifester par la force des choses, comme par rayonnement. Je retiens le geste expressif mais l’expression naît de cette retenue. [2017-révision 2018]

Extérieur

L’instrument comme un outil usuel, un ustensile, une « affaire personnelle », par lequel est dépensée la banalité du quotidien, un outil éprouvé, pesé, pris en main, utilisé, observé, évalué, objectivé et objectivement hors de soi, extérieur. Il faut donc sortir - de soi, de chez soi, de l’entre-soi, de son intimité - pour se rendre au rendez-vous avec l’instrument, comme contraint au détour, à l’éloignement. Circonscrit du regard, apprécié au toucher, autour de quoi on peut tourner, l’instrument est cet extérieur pratique qui devient le siège de toute épreuve avec le réel, autant cru que flamboyant, centre métaphorique des problèmes à résoudre, problème des problèmes, concentrateur de tous les problèmes. Pourtant et même s’il devient ce par quoi le travail sur soi s’effectue perception, appréhension, sensibilité il reste en dehors de soi dans cette extériorité particulière qui démontre du fait même de sa distance qu’il y a quelque chose à l’extérieur du monde de nos propres représentations. [2018]

Figures

Qu’est-ce qui, dans le jeu, tente constamment de répéter plutôt que d’explorer, qui préfère la ritournelle à l’improvisation, le refrain au couplet ? Pourquoi cette constante tentation de préférer l’agencement de figures éprouvées à l’épreuve de l’inédit ? Est-ce que ces figures - ces motifs, ces articulations, ces manières - tenteraient, par leur insistance à s’imposer, de dire quelque chose qu’il me faudrait entendre et à quoi je reste sourd ? Tentent-elles de me souffler à l’oreille une vérité sur mon identité qui serait faite de ces petits atomes ressassés ? Car si l’un des aspects les plus ludiques de l’improvisation c’est de les observer, de les dénicher et de les déjouer, je ne peux éviter de tenter de comprendre leur manifestation et leur persistance. Peut-être me faut-il non pas seulement les constater quand elles sont là mais, aussi bref que soit le temps de leur présence, observer comment elles entrent et comment elles sortent, les débusquer dès l’origine de leur apparition et les suivre si possible jusqu’à leur disparition. Ce dispositif de surveillance sera-t-il suffisant pour qu’au-delà du constat de leur existence, je puisse m’apercevoir de leur possible essence ? Soit je les répertorie et me condamne à leur agencement ou à leur évitement, soit je les transforme aussitôt qu’apparues et je les perds sans pouvoir me rendre compte de ce qu’elles avaient à dire. C’est comme si d’une part le fait même de les observer les masquait tout à fait, voilées par l’observation même, et d’autre part leur pure répétition en toute inconscience ne faisait que les rendre de plus en plus opaques. [2018]

Fuite

Les grandes lignes, la grande forme, l’œuvre, la vision d’ensemble, sont ce à quoi je reste étranger. Ne me reste que l’attention au matériau et à ses articulations, aux petits objets du jeu, à leurs glissements, leurs traces et leurs contours. Ne me reste que des jeux d’éclairage qui les changent et les transfigurent, la diversité des scintillements, l’art pauvre des déplacements d’ombres, de leurs projections à la surface de l’attention. Pourtant, à la bordure de la perception, dans les régions incertaines où tout objet hésite entre le clair et le flou, plus rien ne peut prétendre à la solidité et à l’immuable, le distinct et l’indistinct se confondent par évaporation, par condensation et par fuite. L’objet de l’attention - la phrase, la transition, la dynamique, la déviation - s’y trouve être à la fois arrêté et fulgurant, observable et échappant, saisissable et insaisissable, et c’est de par cette nature paradoxale qu’il s’extrait de toute appartenance et de toute échelle de grandeur, qu’il dit peu et beaucoup à la fois en deçà et au-delà de toute expression. Plus rien ne sépare l’attention et l’intention, la conscience du geste rejoint l’inconscience de son déploiement, l’objet fuit de toute part, et c’est dans la perception partagée de cette fuite que réside peut-être l’essence de tout échange. [2018]

Fluctuations

Dans le constant équilibre mouvant entre jeu et écoute - entre action et contemplation - l’observation des conséquences de cet équilibre crée de légères fluctuations dans le jeu même et son amplification par accumulation le change et le bouleverse au point d’être ouvert à toutes bifurcations. Les légers frémissements à la surface du jeu se transforment en turbulences, changeant d’épaisseur et de vélocité, et c’est dans ces moments que d’inédits et surprenants circuits discursifs ou concrets apparaissent. Être sensible à ces fluctuations, c’est avoir vécu la vérité de la dépossession, où toute propriété sur ce que l’on acquiert ou découvre est une illusion. S’abandonner à la perception de ces fluctuations, c’est se tenir dans l’oscillation entre faire, défaire et non-faire qui trouvent à correspondre, s’interchanger et se confondre. Tout geste se trouve alors dévié par les forces agissantes de la perception, toute intuition et toute intention s’en trouvent troublées. [2018]

Gratuité

Pour rien. Comme en pure perte dans la dépense de la présence, de l’acte et de l’écoute, en deçà de toutes motivations autres que celle d’une attention aux phénomènes, en deçà du bruit de nos intentions - de plaire et de déplaire, de perfection et d’inabouti, de pureté et d’impureté, de son et de bruit, de son et de silence - dans l’abandon des conséquences ordinaires, dans l’exercice de l’attention qui est sans joie, sans tristesse et sans indifférence. Se tenir dans la curiosité en deçà du désir d’obtenir satisfaction ou déplaisir, tout à l’étonnement de percevoir et des sons, et des couleurs, et des textures, et des luminosités, et des mouvements, et des trajets, et des appuis, et des distances, et des nuances, et des matériaux dont l’instant est fait aussitôt qu’on le perçoit, qui prend forme perceptible que par l’apparition d’objets tangibles et intangibles comme mus par leur habileté même à apparaître et disparaître. Tenus comme dans la main de notre perception ils s’échappent et s’évanouissent aussitôt. À quoi bon vouloir les quantifier, les capitaliser, les retenir au-delà du temps de leur présence ? Ce n’est ni prendre ni relâcher mais laisser passer. Et notre responsabilité se situe dans notre attention à ce passage. [2018]

Intuition

Par intuition, j’entends ce qui peut déterminer la continuité ou la rupture dans le courant de l’improvisation et si je devais à posteriori décrire comment les intuitions viennent, je serais obligé de transposer la réalité cinétique de l’expérience - l’allant du jeu et de l’écoute vécu comme un flux dans ses différentes vélocités - vers le monde des représentations. Je pourrais tenter de dire que ces intuitions sont tour à tour des accents, des collisions (comme on le dit des particules), des surgissements ou des signaux. Je serais tenté de dire qu’elles apparaissent sur différents plans de la conscience : à l’arrière-plan et comme depuis différentes distances ou au tout premier plan, s’imposant alors comme une idée prédominante.
Ces intuitions viennent du cœur même de l’écoute, de l’attention portée au matériau et au discours dans lesquels se logent toutes sortes d’informations, d’événements, de sursauts et de déplacements. Dois-je pourtant suivre ces intuitions, obéir à l’injonction de leurs apparitions ? Peut-être devrais-je d’abord tenter d’en discerner la nature et surtout l’origine. Cependant, dès lors que je cherche à les définir, à les nommer ou à les séparer du mouvement qui les fait naître, plus se cache le lieu de leur origine dans un fouillis où se mêlent mémoire, animalité, instinct, habitude, conditionnement, réflexe, circuit, mais aussi inspiration, soudaineté et illumination.
Ne reste qu’à trouver la bonne distance d’observation où toute intuition, quel que soit le plan d’où elle apparaît, se situe parmi l’ensemble des phénomènes présents, ni plus ni moins important qu’eux, révélant ainsi sa nature fugace et éphémère de laquelle peut naître un renoncement instantané à l’exploiter. L’intuition alors participe au bruit de fond de la perception, s’inscrivant en mouvement dans le paysage changeant de celle-ci. L’intuition ainsi ne précède, ne déclenche, ne suit ni ne commente l’action, elle coexiste. [2018]

Naïveté

Quel est donc cet état esprit, toujours enclin aux sensations primordiales, sachant engager le jeu mais ne sachant rien de ce qui advient de lui, remettant à zéro toute connaissance des effets produits et se satisfaisant du travail avec la matière ? Comme sans lien avec le besoin de communiquer, juste absorbé par ce qui se passe (toucher, peser, appuyer, dévier, tracer, lancer, arrêter, lâcher, retenir), s’opère, par le fait même de cette contemplation active, un retour à la naïveté, ou peut-être un rendez-vous fondamental avec celle-ci, condition nécessaire à nourrir un comportement ludique. La part poétique ainsi activée n’est peut-être que la part naïve, la plus intacte et ainsi la plus précieuse de celles qui nous constituent et qui donne lieu à un renouvellement naturel des perceptions. Cette naïveté permet de connaître sans connaître, de prévoir sans prévoir, de laisser les choses aller de soi sans vouloir les posséder. Toute intention précédant l’action est abandonnée aussitôt cette dernière engagée, laissant libre cours à ses conséquences dynamiques, haptiques, cinétiques, et ce à chacun de ses instants. C’est donc comme une rencontre avec la matière sans cesse recommencée, dans la naïveté d’être comme sans histoire et sans mémoire, celles-ci aussitôt mises à l’épreuve de la réalité de l’instant. [2018]

Négatif

À bien des égards, j’ai emprunté, dans le cours de ma démarche artistique, une voie négative, faite de petites mais constantes stratégies d’évitement, comme dans l’obligation de ne rien pouvoir affirmer si ce n’est l’impossibilité d’enfermer cette démarche dans un ordre préétabli et communément partagé. Au risque de la solitude, j’ai suivi le chemin d’une insatisfaction devant les us et coutumes instrumentales et artistiques environnants mais toujours dans l’étonnement de ne pouvoir me lover dans le confort culturel voire communautaire qu’ils auraient pu me fournir.
De fait, je me suis conduit à travers l’expérience de jouer de la musique comme un perpétuel étranger, devant parfois décrire le territoire d’où je viens comme n’étant « ni ceci, ni cela », ou encore « ni ça, ni son contraire ». En fait ce serait même encore plus juste de dire que ce n’est ni un territoire ni nulle part, que ce n’est même pas les multiples possibilités d’un entre-deux, d’un milieu, parce que - n’étant pas un point fixe - reste la possibilité d’un allant et d’une vitalité : non pas un « juste » milieu mais un mouvement.
Refuser les formules toutes faites, aussi bien dans le jeu et dans son vocabulaire que dans la manière de le décrire et de l’expliquer, comme contraint à égrener la liste interminable des doubles négations, dans l’espoir de faire apparaître l’intuition de ce que c’est vraiment, sans pouvoir le nommer, sans pouvoir l’enfermer dans une affirmation réductrice, forcément réductrice.
Par défaut, se déroule ce travail à discerner par la négative ce qui se joue et ce qui se passe dans la discipline d’improviser avec mon instrument, comme si le fait d’emprunter des chemins de traverse effaçait de fait les voies principales.
Ce qui apparaît alors est comme un visage fantomatique, à la lisière de la perception, dans le trouble de n’être ni nommé ni omis, un prévenu par contumace. [2018]

Obligation

Au cœur de l’écoute, se dégager de toute obligation, apprécier l’espace et l’ouverture qui se révèlent du fait de cet abandon, n’être qu’un vecteur de simplicité au-delà de toute démonstration et de toute absence. Se situer dans l’immobilité constante du mouvement - au-delà du mouvement et au-delà de l’immobilité - dans l’instant constant de l’écoute qui n’est ni un point ni un flux mais évaporation, souffle, dilution. Déjà, en chemin vers l’instrument, s’abandonner à la discipline artisanale de l’action pour oublier l’action, éprouver les aléas de la matière dans le devoir de présence - dû aux autres - qui est de ne s’obliger à rien. [2018]

Observer

Aussitôt qu’on observe, on est emporté dans le mouvement de l’observation, l’observateur et l’objet observé sont ainsi mus par la relation qui s’est établie entre eux. Aucun des deux ne peut plus être considéré comme fixe, la distance qui les sépare, l’intensité qui les lie changent du fait même de cette relation. L’observation est mouvement. Ainsi dans l’improvisation, l’abandon aux circonstances doit s’entendre comme un abandon à la réalité de l’observation, où prendre et lâcher, donner et recevoir, remplir et vider, vouloir et accepter, décider et accompagner, discerner et mêler se muent l’un dans l’autre constamment. L’observation éclaire autant qu’elle obscurcit l’objet observé. En improvisation, nous nous confondons avec cette gradation de lumière. [2018]

Obstruction

Dans ce jeu des évitements (cf. N comme Négatif) d’où s’inventent des feintes, des approches et des frôlements d’avec ce qui apparaît d’évidence, il n’est pourtant pas question d’empêchement ni d’obstruction. Éviter, ce n’est pas bloquer, le jeu d’éviter n’est pas un refus têtu et catégorique, ni la base d’un dogme mais observation et considération du mouvement même des apparitions - intuitions, idées, logiques du geste, retours haptiques et acoustiques, etc. - et du mouvement même des disparitions. De cette observation ne naît aucun besoin d’occuper l’espace, d’y prendre fermement position et de bloquer ainsi l’espace de l’écoute par le fait même de bloquer l’espace social, c’est-à-dire la possibilité de la fluidité des relations entre les individus présents. Il y a comme une éthique naturelle qui naît de cette discipline d’observation et qui permet ni de s’empêcher soi-même ni surtout d’empêcher personne, de faire obstruction. [2018]

Origine

Dans un mélange sans doute de tropisme, de névrose, d’engramme, de conditionnement, d’aliénation, de destinée, de volonté, de défi et d’étonnement, et puisant sa source dans ce qu’on appelle communément « mes origines » qui se trouvent dans mon cas mêlées, il y a dans ma démarche une constante tension à trouver ou apercevoir la trace laissée par la première intuition musicale, la première inclination à l’écoute. De là, cette propension à ne pas accepter les constructions du commun et leurs surfaces. Détourner, décaler, démonter sont les moyens enfantins par lesquels je tente de me rendre compte de quoi toute intention musicale serait faite, de mettre à jour les briques élémentaires du désir de musique et dans ces briques la marque d’une gravité originelle. [2018]

Réalité

Anecdote : Parce que, dans la manipulation des objets et instruments, je me suis écorché la main, des gouttes de sang apparaissent sur la peau de mon tambour, si rouge sur le fond blanc.
Ce sang surgit de manière si intempestive, non comme s’il tombait de la blessure mais comme venant du fond. Il vient comme lorsqu’on trébuche sur une pierre ou un dénivelé qu’on n’avait pas vus, comme lorsqu’on se cogne la tête sur une poutre trop basse ou comme lorsqu’on se coupe en manipulant un couteau. Quelle est donc cette réalité qui se manifeste si soudainement, par accident, qui me rappelle à ma présence en tant que corps, par la stimulation de mes terminaisons nerveuses, qui semble faire le passage d’un instant non observé à un instant douloureusement perçu, dont la transition immédiate de l’engourdissement à l’éveil me laisse stupéfait ?
Pourtant, tout attentif au jeu et aux phénomènes qu’il révèle, absorbé par leurs manifestations, j’étais pleinement dans l’instant que je croyais précisément fait de ces manifestations sans me douter qu’une disruption pouvait le faire apparaître comme secondaire, reculant de l’importance qu’il avait prise dans la perception pour se situer derrière une réalité encore plus réelle, plus spectaculairement évidente. Cette dernière, aussi incongrue dans le contexte présent, ramène ce dernier à l’état d’une chimère, à un théâtre d’illusions, et se substitue avec l’autorité d’une fatalité à ce que je prenais pour tangible. Me voilà confronté comme à deux réalités, comme à deux instances de réalité coexistantes, celle avec laquelle je peux travailler et celle qui échappe à tout travail, qui ne peut se prêter au jeu des variations et des modulations, bref, qui est pleine et entière dans son caractère si singulièrement abrupt. Dois-je me poser la question d’une réconciliation entre ces deux réalités, est-il possible et nécessaire dans la pratique artistique de les faire se côtoyer et se fondre ? Qu’y trouverais-je ? Quelle en serait l’expérience ? [2018]

Répéter

Pour beaucoup, l’improvisation se confond avec le devoir sinon l’obligation d’inventer, avec parfois l’idée d’une perte de maîtrise afin que soit provoquée la surprise. L’improvisateur devrait donc être doté de pouvoirs surnaturels desquels s’écoulerait une constante nouveauté, comme par magie, alors même qu’il devrait ignorer les moyens nécessaires à celle-ci. Il faudrait donc que l’improvisateur soit supérieur au compositeur, suspecté de prendre des raccourcis lui permettant de gagner en compétence et que sa production étonnante soit le fruit d’une complète indiscipline.
Cette vision reste rivée aux objets que l’improvisation se devrait de produire et ne prend pas en compte l’impérieuse nécessité de la pratique. Pourtant, chaque jour, chacun est amené à une pratique de la réalité bien souvent appréhendée par des routines et des répétitions subies ou désirées. Cette pratique - pour autant qu’elle ne subit pas ou peu d’obstruction - nous permet de réévaluer notre place dans l’espace et le temps. Répéter se peut dans l’espace mais par définition jamais dans le temps. Le temps ne cesse de poursuivre son allant, une chose répétée est donc constamment déplacée et ne peut être fixe dans sa présence, travaillée par ce déplacement. Si on porte attention à un objet en répétition en tenant compte du contexte du temps qui court, alors cet objet n’est pas fermé ni figé, il n’est tout simplement pas répété. Et c’est cette non-répétition qui permet l’expérience et la sédimentation nécessaire à une pratique de la réalité comme mouvement. Revenir à un objet (un élément de vocabulaire, une phrase musicale, un enchaînement, etc.) en portant attention à comment il est travaillé par la réalité - que l’on apprécie à travers ses phénomènes acoustiques, spatiaux, lumineux, dynamiques, cinétiques, etc. - permet son renouvellement dans notre perception et permet le détachement, c’est-à-dire l’abandon de toute propriété sur lui. [2017]

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Surface

À la surface : le visible, le lisible, l’évident voire le spectaculaire, mais aussi le tracé, la durée, l’invitation à écouter, percevoir et reconnaître. Sur cette surface peut s’écouler la mémoire du jeu et la mémoire de sa perception glissant comme sur de la glace en toute superficialité. Mais c’est seulement par le contact avec cette surface, à force de l’éprouver, que celle-ci craquèle et permet d’entrevoir les strates de ce qu’elle recouvre. Au-delà, en profondeur, une toute autre activité et un tout autre volume, d’autres vitesses et d’autres vélocités mais surtout la possibilité de l’immobilité, de la résistance simple et sereine au mouvement. À cette immobilité possible, l’indicible. À cette immobilité trouvée, le silence. À la surface pourtant et toujours, comme une agitation à dire pour que puisse se taire en profondeur toute urgence. À la surface, la communication sociale pour que puisse se découvrir en profondeur la stabilité de la solitude. À la surface, comme une obligation à agir pour qu’en profondeur rien ne soit fait. À la surface, toute attention portée pour qu’en profondeur toute intention soit abandonnée. Sans limite qui les séparerait, surface et profondeur, comme plan et volume, sont indissociables, ils sont un chemin l’un vers l’autre dans les deux directions, un chemin l’un dans l’autre. Mais la surface n’indique pas seulement une horizontalité et une verticalité : la traverser, c’est faire l’expérience de la transversalité, de la courbe, de l’ondulation. Cette traversée abolit et la surface et la profondeur. [2018]

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P.-S.

Photographie © Éric Dierstein

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Lê Quan Ninh / percussion

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CFMI de Lyon - Université Lumière Lyon 2

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Éditions Mômeludies

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