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Quignard l´intempestif

mercredi 30 octobre 2002 (Date de rédaction antérieure : 18 avril 2024).

“ Libre et vigoureux ” : de cette liberté farouche qui suppose qu’on se tienne à la marge, littérairement, mais aussi socialement : qu’on abandonne les positions de pouvoir, les liens avec la patrie et la fratrie, avec tout ce qui vous dit comment et pourquoi faire, et au nom de quoi, qu’on se dégage des valeurs communes, de l’obsession du paraître qui est obsession de l’image ( “ ceux qui essaient de pactiser deviendront image ”(126)… “ Perditos ”, voilà l’identité qu’il faudrait conquérir, à l’égal de ces hommes qui sont “ comme des trous d’acide dans la vie sociale accoutumée ” (112). Traîtres, et non tricheurs. ( Et qu’est-ce que ça veut dire, alors, dans cet ordre, le Goncourt ? De quelle légitimité se recommandent ceux qui l’attribuent, qui puisse satisfaire ces exigences ? Bravo à eux, quoi qu’il en soit, pour avoir reconnu ce travail rebelle, et cru dans ses promesses.)

Intransigeance du désengagement social, rectitude de l’écriture, c’est tout un : ce n’est pas la paix sociale qu’on cherche, écrivant. Celle des proses conformes, dites “ flasques ” (95). On cherche l’invention, cette aurore dans la parole. On cherche : “ Eprouver en pensant ce qui cherche à se dire avant même de connaître, c’est sans doute cela, le mouvement d’écrire. D’une part écrire avec ce mot qui se tient à jamais sur le bout de la langue, de l’autre avec l’ensemble du langage qui fuit sous les doigts. Ce qu’on appelle brûler, à l’aube de découvrir. ” Ecrire est précisément cela : un mouvement. Rien qui se puisse capturer par les formes apprises ; au contraire, ce mouvement-là “ désengage ” et “ délie ” : “ Je me hâte/Sur le peu de terrain/que laisse à découvert la marée ”, rappelle ce poème du chapitre L. Cette hâte instaure un déséquilibre et, si la chance sourit, la grâce, l’élégance stupéfiante du cheval dont on parlait plus haut : c’est dans la rupture à l’équilibre que peut surgir la forme neuve. Il faut savoir prendre ce risque, accueillir les “ pensées qui tremblent ” : “ La main qui écrit est comme la main qu’affole la tempête ”. D’autres ont dit qu’écrire c’était accepter de “ bégayer dans sa langue ”.

Alors ce que l’on cherche à accompagner dans ces formes fuyantes et tremblées, c’est ce perdu non disparu, ce qui vient du fonds, ce qui est antérieur à la parole et dont on a cru pouvoir s’extraire “ en imitant des mots dont l’intonation paraissait être rassurante ” (164), mais c’était en quelque sorte se fourvoyer. Seul l’art peut opérer un retournement vers la source, du côté de ce que Quignard nomme “ le dernier royaume ”, qui est en réalité en amont de tout. Char disait : faire cortège à ses sources. Retour amont.

Alors le mouvement fait entendre dans ses pulsations et ses syncopes, ou plutôt impose, son rythme ; il est musique. Et s’il est vrai que, comme le disait Bousquet, “ le rythme est le père du temps ”, alors c’est le temps, par l’art et par la musique en particulier, le temps, et peut-être “ le dernier royaume ”, qui nous sont rendus :
“ Vivre dans l’angle mort – par lequel le visible cesse d’être visible à la vue.

Dans l’intervalle mort où les deux rythmes humains (cardiaque et pulmonaire) s’agrippent et autour duquel ils engendrent l’extase sonore et peut-être la musique et, à partir de la musique, le temps ”. (59)

© Jean-Marie Barnaud

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